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reflet des sensations d’organes jeunes et délicats, sans rien de dogmatique, rien de théologique, rien d’arrêté. C’est vouloir expliquer le son des cloches ou chercher des figures dans les nuées que de poursuivre un sens précis dans ces rêves de l’âge d’or. L’homme primitif voyait la nature avec les yeux de l’enfant. L’enfant projette, sur toute chose le merveilleux qu’il trouve en lui-même ; il ne voit le monde qu’à travers une vapeur doucement colorée ; jetant sur toutes choses un curieux et joyeux regard, il sourit à tout, et tout lui sourit. Désabusés par l’expérience, nous n’attendons plus rien de bien extraordinaire de l’infinie combinaison des choses ; mais l’enfant ne sait ce qui va sortir du coup de dés qui se joue devant lui : il croit plus au possible, parce qu’il connaît moins le réel. De là ses joies et ses teneurs : il se fait un monde fantastique qui l’enchante et qui l’effraie tour à tour. Il affirme ses rêves ; il n’a pas cette âpreté d’analyse qui, dans l’âge de la réflexion, nous pose en froids observateurs vis-à-vis de la réalité. Tel était l’homme primitif. À peine séparé de la nature, il conversait avec elle, il lui parlait et entendait sa voix ; cette grande mère, à laquelle il tenait encore par ses artères, lui apparaissait comme vivante et animée. À la vue des phénomènes du monde physique, il éprouvait des impressions diverses, qui recevant un corps de son imagination, devenaient ses dieux. Il adorait ses sensations, ou, pour mieux dire, l’objet vague et inconnu de ses sensations, car, ne séparant pas encore l’objet du sujet, le monde était lui-même, et lui-même était le monde.

En face de la mer par exemple, de ses lignes voluptueuses, de ses couleurs tour à tour éblouissantes et sombres, les impressions de vague, de tristesse, d’infini, de grâce et de terreur, qui montaient dans son âme, lui révélaient tout un cycle de dieux mélancoliques, capricieux, multiformes, insaisissables. Tout autres étaient les impressions et les divinités des montagnes, tout autres celles de la terre, tout autres celles du feu et des volcans, tout autres celles de l’atmosphère et de ses phénomènes variés. La nature entière se reflétait ainsi dans ces consciences primitives en divinités encore, innomées. « Il semble, dit M. Creuzer, qu’on ait affaire non pas à des hommes comme nous, mais à des esprits élémentaires, doués d’une vue merveilleuse de la nature même des choses, d’un pouvoir de tout sentir et de tout comprendre en quelque sorte magnétique. » De là ces races mystérieuses des Telchines de Rhodes, des Curètes de Crète, des Dactyles de Phrygie, des Carcines et des Sintiens de Lemnos, des Cabires de Samothrace, races extatiques et magiques, comme les Trolls de la Scandinavie, en rapport direct avec les forces de la nature. Tout ce qui frappait l’homme, tout ce qui excitait dans son âme l’impression du divin était dieu ou élément d’un dieu. Un fait historique, une pensée morale, un aperçu sur les phénomènes atmosphériques, géologiques, astronomiques, une sensation vive, une frayeur s’exprimaient par un mythe. La langue elle-même, comme dit M. Creuzer, fut une mère féconde de dieux et de héros. Le trait qui semble caractéristique du bel esprit sous sa forme la plus épuisée, le jeu de mots, le calembour, fut un des procédés les plus familiers de la mythologie primitive. Plusieurs des mythes les plus importans de l’antiquité ne reposent que sur des étymologies fictives, des allitérations comme celles où se joue l’imagination d’un enfant. D’autres fois des contresens, de vraies bévues engendraient de fantastiques récits. Souvent enfin des