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Quand la science commença à s’occuper plus sérieusement de l’interprétation des fables antiques, ses efforts, en France du moins, ne furent guère plus heureux. La France n’est pas le pays des études mythologiques : l’esprit français manque de cette flexibilité, de cette facilité à reproduire en soi les phénomènes psychologiques des premiers âges, si essentielles pour l’interprétation des religions. Les érudits de l’ancienne manière, Jean Leclerc, Banier, Larcher, Clavier, Petit-Radel, ne s’élevèrent pas au-dessus d’un échémérisme brutal[1] ou d’un système d’explications allégoriques non moins superficiel : heureux quand, résistant aux préoccupations qui séduisirent Bochart, Huet, Bossuet et toute l’école théologique, ils ne cherchaient pas dans la mythologie grecque une forme altérée des traditions de la Bible ! Les critiques qui s’inspirèrent de la philosophie du XVIIIe siècle, Boulanger, Bailly, Dupuis, ne sortirent de cette méthode que pour essayer un symbolisme moins satisfaisant encore. Sainte-Croix porta dans l’étude des mystères une érudition plus solide, mais une pénétration aussi médiocre que celle de ses devanciers. Enfin Emeric David donna dans son Jupiter le fleuron de la symbolique française. Son système est fort simple ; c’est l’allégorisme le plus exclusif, « La mythologie est un ensemble d’énigmes propres à faire connaître la nature des dieux et les dogmes de la religion aux personnes qui en pénètrent le secret. » Le mot à deviner, c’est le dogme religieux. Ainsi, quand au nom d’Apollon on a substitué le mot soleil, quand au lieu d’Amphitrite on a dit la mer, tout est dit, car le mot à deviner est toujours unique. Essayant, ensuite de dégager les dogmes religieux cachés sous ces énigmes, Émeric David en trouve sept, ni plus ni moins, qui sont le résumé de la théologie grecque. La mythologie n’est ainsi qu’une espèce de catéchisme en rébus : les fables n’ont été inventées que pour couvrir des dogmes ; chacune a un sens très net et très arrêté. Comment cette forme énigmatique contribuait-elle à rendre le dogme plus intelligible ? Comment l’esprit humain en possession d’une idée claire aurait-il eu l’étrange fantaisie de l’expliquer par une idée plus obscure ? Comment une race tout entière a-t-elle pu se laisser prendre par cet amour du logogriphe pour lui-même ? C’est ce qu’il ne faut pas demander à Émeric David. Locke n’avait-il pas enseigné que l’esprit humain ne procède que du simple au composé, que, pour associer deux idées, il faut d’abord les avoir eues séparément l’une et l’autre ? Prétendre que dans l’esprit humain la notion de la chose signifiée ne précède pas celle du signe, que l’homme spontané crée le symbole avant de savoir bien précisément ce qu’il y met, c’eût été vraisemblablement parler une langue inintelligible pour un disciple de la philosophie du XVIIIe siècle, convaincu que l’esprit humain avait toujours agi selon les règles tracées par l’abbé de Condillac.

Pendant que la France cherchait à interpréter les religions de l’antiquité d’après sa philosophie superficielle, l’Allemagne y pénétrait plus encore par l’analogie de son génie religieux que par la solidité de son érudition. Goethe plaçait dans l’Olympe le centre de sa vie poétique. Lessing et Winckelmann, l’hébraïque Herder lui-même découvraient dans les cultes antiques la religion

  1. On sait qu’Évhémère ne voyait dans les dieux que des hommes divinisés.