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de noblesse et d’élégance. On trouve bien encore quelque lourdeur, quelque sécheresse de dessin dans le corps et dans les jambes, mais la tête vue de profil est d’un accent superbe et d’une haute beauté. Vous êtes tenté de dire : Voilà un progrès notable. Quelle distance entre cette nymphe et la Tisbé de 1505 ! L’artiste se dégage des habitudes de l’étudiant. Il va s’acheminer de lui-même vers le style et la poésie. — Mais pas du tout, l’autre planche, faite six mois plus tard, vient renverser tous vos calculs. C’est une Vénus sortant des eaux (n° 312 du catalogue de Bartsch). Quelle Vénus, bon Dieu ! La tête, quoique épaisse et arrondie, ne manque pas de quelque charme, mais le corps est d’une ampleur si prodigieuse que les formes les plus rebondies de l’école de Rubens semblent sveltes et décharnées auprès de celles-là. Pour trouver un Pâris qui osât donner la pomme à une Vénus ainsi faite, il faudrait être au pays des Hottentots. Nous voici donc, au bout de six mois, retombés dans le prosaïsme le plus flamand ! Ainsi point de progrès continu, point de vocation décisive ni dans un sens ni dans l’autre : une hésitation incessante, un besoin d’essayer de tout sans pouvoir rien préférer ; des facultés merveilleuses, incapables de perfection faute d’un but et d’une règle. Point d’affection, point de croyance, la foi seulement en son métier, tel se montre à nous Marc-Antoine jusqu’en 1510.

Mais nous touchons à ce coup de théâtre dont nous parlions tout à l’heure. Ma hasard met Raimondi en rapport avec Jules Romain : ils échangent des lettres, des dessins ; bientôt l’envie prend au graveur d’aller voir de ses yeux les merveilles que le peintre lui raconte, et le voilà parti pour Rome, c’est-à-dire le voilà lancé dans un monde nouveau où ses irrésolutions vont finir, où son esprit va se fixer, se soumettre, croire fortement en quelque chose, où son talent va grandir chaque jour, parce que chacun de ses pas va tendre au même but.

À peine est-il à Rome, il obtient, grâce à Jules, une insigne faveur : Raphaël lui confie un dessin, une figure de Lucrèce, debout, le bras tendu, prête à se frapper du poignard. Pour traduire cette pensée du maître, que va faire notre artiste ? Cédera-t-il aux habitudes qu’a contractées sa main, appuiera-t-il sur les contours, donnera-t-il à ses hachures un aspect brisé et tourmenté, jettera-t-il dans les accessoires toutes ces finesses de burin qui lui sont devenues familières ? Non, et c’est là qu’est la merveille, il comprend du premier coup comment il faut interpréter son modèle, ce qu’il faut rejeter, ce qu’il faut conserver de toute sa technique amassée depuis quinze ans ; il s’épure, il se modifie, comme si la vue de Rome, le voisinage de tant de chefs-d’œuvre, l’éclat d’un tel génie l’avaient subitement illuminé.

La planche terminée, ce fut pour Raphaël une douce surprise que de se voir ainsi compris : chaque trait de sa plume était fidèlement