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avec ses faiblesses et ses mauvais penchans. Il ne déguise pas le but de ses tendres sollicitations, il s’y prend même avec une délicatesse insinuante et rusée qui ferait honneur de nos jours au séducteur le plus consommé. Heureusement le commandeur a affaire à forte partie : la dame raisonne encore mieux que le cavalier ; sans affecter une insensibilité qui lui enlèverait tout le mérite de la résistance, sa vertu demeure inébranlable, et elle met fin à la discussion par ce mot charmant : « Croire aux paroles des hommes, c’est semer des larmes[1]. »

Nous le répétons, la poésie amoureuse du Cancionero tient plutôt de l’élégance maniérée de Pétrarque que de la mollesse des Provençaux, sans qu’on puisse toutefois saisir la trace d’une imitation directe et calculée du poète italien. Ce culte idéal de l’amour dont Pétrarque se fit le sublime interprète répondait à un instinct universel de son époque, et c’est ici le moment de préciser en unissant, d’après le Cancionero, ce qu’était l’esprit de l’Europe au moyen âge. M. Villemain a nettement caractérisé en peu de mots le double caractère de la société européenne à cette époque. « Il y avait alors, dit-il, beaucoup de candeur dans les esprits et de corruption dans les mœurs, » Cette incohérence, dont le Cancionero de Baena offre une si vive image, se retrouvait alors en toute chose. Ce recueil est surtout remarquable en ce qu’il reproduit fidèlement tous les traits généraux du temps. Sa poésie, bien que marquée du sceau de la couleur locale, est avant tout un écho des idées qui prédominaient dans le monde occidental ; elle est essentiellement européenne.

C’est une curieuse étude que celle de cette propagation de la pensée humaine à une époque où les communications étaient si difficiles. Jamais le mouvement des idées modernes n’a eu un cachet plus marqué d’une élaboration collective. Sous l’action puissante de l’église, qui présidait à tout le développement de la pensée européenne, il s’était formé une masse commune d’idées qui rapprochait entre eux tous les peuples chrétiens. À l’époque où furent recueillis les chants du Cancionero, ce vaste empire spirituel était au moment de s’écrouler ; mais aux approches de la grande transformation qui se préparait, les occasions de contact entre les peuples ne faisaient que se multiplier. Le Cancionero de Baena nous montre les mille courans d’idées qui se croisaient en Europe, les influences du passé se mêlant aux aspirations vers un avenir encore inconnu. Les discussions scolastiques, la mythologie allégorique, le symbolisme, la personnification des vices et des vertus, les visions mystiques, les révoltes de l’esprit contre la richesse, les retours mélancoliques sur les chances de la destinée, le goût si prononcé de la philosophie morale, le culte passionné et presque exclusif de la vierge Marie, l’ostentation crudité, les hardiesses contre le pouvoir civil et ecclésiastique, toutes les tendances générales enfin qui inspiraient la littérature des idiomes vulgaires au moyen âge, se confondent dans ce recueil avec les traits particuliers de l’état social de la Castille, tels que l’intolérance contre les Juifs et les mahométans, l’inquiétude des seigneurs, la faiblesse des rois, la galanterie chevaleresque et la gravité hautaine du caractère. C’est surtout l’esprit de discussion empreint dans toute cette poésie qui mérite une attention spéciale. Partout

  1. Quien cree à varon, sus lagrimas syembra.