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taine s’avancent en bon ordre et avec d’autant plus d’empressement que le chef les suit de près, un fouet à la main. Ce fouet est un vrai knout à plusieurs branches et armé de nœuds. On conçoit très bien qu’une pareille chasse, où les hommes sont menés comme des chiens, n’offrait pas de charme au voyageur allemand, pour qui on l’avait organisée : décidé à arracher le knout des mains du piqueur par un moyen adroit, il le lui acheta ; mais il restait à celui-ci un bâton, moins facile à manier peut-être, et qui pourtant devait frapper trop souvent encore sur les épaules nues qu’il menaçait. Dans ces lointaines régions que borde l’Himalaya se cachent encore l’oppression et la barbarie, contre lesquelles le gouvernement anglais a constamment lutté. Il n’y a pas longtemps qu’on y faisait le trafic des esclaves. Des gens armés pénétraient dans le district de Kumaon (à l’extrême nord de l’Hindoustan) pour enlever les enfans et surtout les jeunes filles, dont on vante la beauté et la blancheur de peau. Les brahmanes nombreux et puissans qui desservent les pagodes et pratiquent l’astrologie au milieu des montagnes ont vendu souvent au prix de 12 et 1,500 francs les danseuses qu’ils avaient consacrées au service du temple.

La partie de chasse à laquelle assista l’auteur du Palmakhanda se passait dans le district de Kaverbarra, sur les confins du petit Thibet. Que l’on monte encore un peu, et l’on promène ses regards stupéfaits sur les plus hautes montagnes du globe. Entre deux pics couverts de glaces éternelles s’ouvrent de profondes vallées ; quand le soleil les éclaire, on voit ses rayons qui se reflètent sur les eaux d’un lac solitaire, ou qui glissent à travers des forêts pleines d’ombre. La voix des torrens se confond avec le mugissement de la brise qui gémit dans les sapins. Là où finit la végétation, commence la neige, blanche et froide, qui s’accroche et s’agglomère partout, dans les anfractuosités des rochers, dans les hautes vallées, étendant sur l’immensité des pics entassés pêle-mêle, déchirés par des cataclysmes anciens, son manteau étincelant, si beau et si triste à contempler. C’est, là que, selon les légendes anciennes, les héros las de vivre, chargés de gloire et d’années, se retiraient pour mourir, comme l’aigle vieilli et honteux de sentir s’affaiblir ses forces, qui s’en va expirer sur un roc inaccessible, la tête dans les nuées. Les monts Himalayas sont, pour les Hindous, quelque chose comme l’Olympe des Grecs ; ils aiment à placer leurs dieux dans ces espaces voisins du ciel où l’homme ne saurait pénétrer ni vivre. Ils les vénèrent aussi comme les pères de ces grands fleuves qui arrosent et fécondent le continent tout entier. Le voyageur allemand a pu voir les deux torrens qui donnent naissance au Gange se réunir au fond d’un ravin, puis écumer à grand bruit à travers les rochers. Sur ce fleuve, destiné à fournir une si longue carrière, dont les embouchures vastes et pro-