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l’admiration que le poème, immortel de l’Alighieri excita constamment en Espagne pendant cette période.

Cependant le véritable génie espagnol commençait à pénétrer dans la littérature érudite. Le XVIe siècle devait être pour l’Espagne mieux qu’un siècle d’imitation. Bientôt elle allait retrouver dans son fécond et magnifique théâtre une littérature à la fois populaire et savante, marquée au coin de son esprit aventureux, de sa galanterie, de son courage et de sa grandeur. La vie devenait trop pleine, et trop active pour qu’on s’arrêtât beaucoup aux conceptions mystiques du moyen âge. On perdait insensiblement le goût de cette sublime fantasmagorie de la Divine Comédie qui avait été l’aliment des imaginations d’un siècle moins positif. Cervantes lui-même, ce grand admirateur de la poésie italienne, qui, dans l’examen critique, de la bibliothèque de Don Quichotte, décerne des éloges au poète sarde Lofraso, n’a pas un souvenir pour la poésie impérissable, du proscrit florentin.

Pétrarque avait eu aussi son influence, moins générale peut-être, mais bien réelle. Le marquis de Santillana s’efforce d’imiter ses sonnets, et Ausias March se forge comme Pétrarque une belle chimère d’amour, une dame de ses pensées qu’il prétend, toujours comme l’amant de Laure, avoir vue pour la première fois à l’église un vendredi saint. Dans la poésie amoureuse du Cancionero de Baena, on voit l’élégance du génie de Pétrarque se marier à des formes toutes provençales. Ce platonisme bizarre dont Pétrarque fit une religion vient plus souvent qu’on ne le pense, dans les chants des troubadours limousins, faire contraste à des inspirations licencieuses : mais nulle part mieux que dans le Cancionero on ne peut s’assurer qu’au XIVe et au XVe siècle l’amour dans la poésie n’était qu’un jeu métaphysique et conventionnel. Baena nous met dans le secret quand, en faisant dans sa préface l’émunération des qualités indispensables au troubadour, il nous dit que celui-ci doit « en toute occasion se vanter d’être amoureux[1]. » La poésie amoureuse, accueillie uniquement par la société élégante comme une sorte de luxe, un complément de ses fêtes et de ses tournois, ne visa plus qu’à montrer de l’esprit à la manière du temps, c’est-à-dire au moyen de métamorphoses, de subtilités, quelquefois même à grand renfort d’érudition. À lire certaines pièces du Cancionero, on serait tenté de croire avec un savant italien, M. Rosetti, que la poésie amoureuse des temps qui ont précédé la renaissance n’a été qu’une sorte de voile hiéroglyphique employé au service de la politique. Ce qui est certain, c’est que dans la plupart des poèmes du Cancionero qui s’adressent à des femmes, L’amour ne parle que le langage subtil et froid d’une poétique de convention. Quand on peut surprendre par exemple cet amour s’exprimant avec sincérité, on est étonné de voir combien en réalité le platonisme y tient peu de place. Voyez le dialogue entre le commandeur Calavera et une dame, qui est une des pièces les plus spirituelles du Cancionero : c’est une tentative de séduction repoussée par la vertu d’une femme. Calavera, le poète philosophe et rêveur qui avait exhalé de vagues plaintes contre l’amour, n’est pas ici gêné par les conventions du genre. Ce n’est plus un sectateur du symbolisme, c’est un homme

  1. « É que siempre se precie é se finja [se vanaglorie) de ser enamorado. »