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littéraire. C’est à une poétique dont les lois étaient incompatibles avec le culte de la nature et de la vérité que nous devons cette malheureuse littérature érudite qui, au premier aspect, parait reproduire si peu l’image de la société qui lui donna naissance. Néanmoins, en l’examinant de plus près, on demeure convaincu que ce divorce même entre la pensée et l’action est encore un signe de cette période extraordinaire. Un des traits les plus caractéristiques et les plus singuliers du moyen âge, c’est le contraste perpétuel entre la violence matérielle du régime féodal et l’idéalisme délicat des rêveries mystiques. Conduite sur les ailes de la spiritualité chrétienne, l’imagination se lançait dans de belles et consolantes chimères ; elle tendait ainsi à s’affranchir des chaînes lourdes et grossières qu’elle trouvait dans l’existence positive. À l’aurore de, la renaissance, les arts reçurent cette noble impulsion. Dante lui-même, poussé par ses ressentimens et son génie vers toutes les terribles réalités de son temps, les élève et les spiritualise en les transportant dans les sphères fantastiques où il fait agir ses audacieuses créations. Le platonisme de l’amour, qui faisait de la femme un être presque surnaturel, une espèce d’abstraction, fut encore puisé à la même source. Toute la poésie « le Pétrarque relève de cette disposition des esprits. Il suffit de lire son Triomphe de la Mort, si justement admiré, pour se convaincre que l’adoration vouée à Laure par le grand poète n’est qu’une hallucination poétique qui n’a rien de la tendresse humaine ; c’est surtout un prétexte fécond pour exhaler les sublimes délicatesses de son esprit. En perdant Laure, il ne délie pas la destinée comme le fait Roméo dans une situation analogue. Il montre trop d’esprit pour qu’on puisse croire à la sincérité de sa douleur. Quand l’ombre de Laure lui apparaît, il a le triste courage de lui adresser des questions curieuses sur les inconvéniens de la mort. Il lui demande s’il doit lui survivre longtemps, et on s’explique la froideur laconique avec laquelle Laure lui répond :

Al creder mio
Tu starai in terra senza me gran tempo.

Pétrarque écoute cette réplique en silence : on dirait qu’il s’accommode volontiers d’une prédiction qui lui permet encore d’espérer de longs jours. Dante lui-même, qui en quelques traits a su ébaucher dans l’épisode de Françoise de Rimini les émotions du véritable amour, laisse assez apercevoir que sa Béatrice est plutôt un type idéal que le souvenir d’une femme aimée[1]. Les recherches biographiques sont venues éclairer d’un jour trop complet les circonstances de la vie de ces deux grands poètes pour qu’on puisse se méprendre sur la ligne de démarcation bien arrêtée qui existe entre leur platonisme et leur amour mondain. Dante et Pétrarque ne s’adressent à leurs beautés fantastiques que comme à des objets de dévotion, et s’il jaillit des vers qu’ils leur consacrent quelque étincelle d’amour terrestre, c’est que le poète, et surtout le poète de génie, ne se dégage jamais complètement de ses passions humaines. Laure apparaît à Pétrarque dans une église pendant la

  1. Dante nous apprend, dans le Convito, quelle fut, après l’éblouissement amoureux de sa première jeunesse, la nature de son sentiment pour Béatrice : « Par ma dame j’entends toujours parler de cette lumière puissante, philosophie, dont les rayons font fructifier la véritable noblesse de l’homme. »