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Nous voilà loin des méditations scolastiques, « les concetti, des tours de versification. Ici, rien que narration ou sentiment. Tout est vie, et mouvement. Quelle force ! quel naturel ! La malheureuse reine décrit sa douleur avec une vérité que tout l’art des poètes lettrés ne saurait égaler ; elle accuse la reine Jeanne, elle maudit l’Italie, mais avec quel soin délicat elle épargne son mari au milieu de son désespoir ! Elle n’ose pas s’avouer qu’il la sacrifie à ses vues de conquête, et, avec ce tact que la nature seule inspire, elle fait l’éloge d’Alphonse comme pour chercher dans la grandeur de son caractère la justification de son ambition.

C’est dans les romances qu’il faut étudier la poésie épique des Espagnols au moyen âge. Tous les cancioneros, si importans d’ailleurs pour connaître la marche des mœurs et des idées, ne valent pas, sous ce rapport, un simple romance. Cependant le faux goùt qui régnait au XVe siècle devint funeste à la poésie populaire. L’imprimerie, introduite en Espagne en 1468, favorisa le triomphe des écrivains lettrés sur les naïfs auteurs des romances. C’est un fait bien remarquable que les premiers livres produits par les presses espagnoles soient deux ouvrages littéraires : l’Opuscule grammatical de Bartolomé Mates, imprimé à Barcelone par l’allemand Jean Gherling le 9 octobre 1468[1], et une collection de vers de quarante poètes (Certamen poetich), imprimée à Valence en 1471. La poésie érudite obtint plusieurs fois au XVe siècle les honneurs de ce moyen nouveau et fécond de publicité ; la poésie des classes populaires fut écartée des collections imprimées ainsi qu’elle l’avait été des collections manuscrites. Ce n’est qu’en 1511, dans le Cancionero general compilé par Hernando del Castillo, que nous trouvons quelques vieux romances imprimés. Vers le milieu du XVIe siècle seulement, on commença à sentir tout le prix de cette noble poésie, marquée d’une si profonde empreinte de grandeur et de nationalité. Les romances apparaissent comme « tombés du ciel {como llovidos), » selon l’expression pittoresque de M. le marquis de Pidal. C’est alors qu’Esteban de Najera eut l’heureuse idée de réunir les romances complets, ainsi que les fragmens qu’il put recueillir d’après la tradition orale, ou, comme il le dit lui-même pour excuser les imperfections de son travail, « en consultant la mémoire du peuple. » Sa collection, imprimée à Sarragosse (1550) sous ce titre : Silva de romances, fut le premier exemple de ces nombreux romanceros, si souvent réimprimés de nos jours, et dont Charles Nodier disait avec enthousiasme qu’une édition complète et princeps « vaudrait la rançon d’un roi[2]. »

L’origine des romances se perd dans les origines même de l’idiome castillan. Dans le Poème du Cid et dans la Chronique rimée (XIIe siècle), on trouve le vers octosyllabe, qui prévalut exclusivement dans ce genre de poésie[3]. On aperçoit aussi la trace des romances dans le code des Partidas (1260), d’Alphonse

  1. Dissertation publiée à Vich par don Jaime Ripoll (1833, in-4o).
  2. M. Duran, chef de la bibliothèque nationale de Madrid, a réalisé une partie des vœux de Nodier. Son Romancero, dont le second volume a paru en 1851, est sans doute par l’abondance comme par le choix des matières, la meilleure collection de ce genre qui ait vu le jour jusqu’à présent.
  3. Voyez les observations faites à ce sujet par M. de Pidal, dans la belle introduction qui précède le Cancionero de Baena.