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d’amour, de dévotion, de satire, de philosophie. La poésie du peuple au contraire, spontanée, sans tord et sans orgueil ; se souciait peu des délicatesses de la forme ; elle dédaignait la rime, et, satisfaite de l’harmonie agréable, mais incomplète des assonnances, elle se livrait tout entière aux souvenirs historiques, aux récits de guerre, à la gloire des héros castillans, à la manifestation des sentimens nobles et élevés qui vivaient dans les traditions et dans les instincts populaires.

Au XIVe et au XVe siècles, un abîme séparait la poésie érudite des productions de la muse du peuple. Les troubadours et les rhétoriciens n’avaient pour les récits des chanteurs populaires qu’un profond mépris. Le savant don Enrique de Aragon les passe sous un dédaigneux silence dans son Arte du trocar o de la gaya sciencia ; le marquis de Santillana n’est pas moins sévère : « Poètes intimes, dit-il, sont ceux qui, sans ordre, ni règle, ni mesure, composent ces romances et ces chants qui font un si grand plaisir aux gens de condition basse et servile. »

Cependant le peuple n’avait pas tort : il était, sans le savoir, grand critique comme il avait été grand poète. Quel singulier contraste ! Ce marquis de Santillana, l’esprit le plus lettré peut-être de son temps, est en cette occasion bien plus mauvais juge que ces gens d’humble condition dont il parle si superbement, tant il est vrai que, pour bien saisir la beauté et la grandeur des œuvres de l’art, il faut être animé de l’esprit qui les a produites, il faut sentir dans son âme l’écho de l’inspiration dont elles sont le reflet. Bien grand eût été l’étonnement du marquis de Santillana, si on avait pu lui dire que la postérité, donnant raison contre lui à ce peuple ignorant, placerait ces poètes infimes bien au-dessus des troubadours savans qu’il estimait si haut.

Un siècle devait encore s’écouler avant que l’on parvint à soupçonner les trésors de poésie et de gloire nationale renfermés dans les romances. Les contemporains de Santillana pensaient entièrement comme lui, et les compilateurs d’anthologies se gardaient bien alors d’accorder une place dans les cancioneros à des poésies que l’on croyait dénuées de tout mérite. Dans le recueil de Baena, ainsi que dans presque tous les autres, il n’y a pas de romances ; c’est par hasard qu’il s’en est glissé un seul dans le cancionero de Lope de Stuñiga, compilé en 1448[1]. C’est une rare bonne fortune que de rencontrer un romance, tel qu’il fut composé, avec ses erreurs et sa rude naïveté de langage. Aussi nous n’hésitons pas à citer dans son ensemble le poème dont nous venons de parler. C’est une touchante plainte d’amour que l’on suppose prononcée par la reine d’Aragon, épouse d’Alphonse le Magnanime, qui l’a souvent délaissée pour aller disputer le royaume de Naples. On sait que la fidélité conjugale n’était pas le beau côté de ce grand roi. Cependant la reine, qui paraît avoir été une très vertueuse femme, s’en prend uniquement aux projets ambitieux de son mari :

« La renie doña Maria, la chaste épouse d’Alphonse le Grand, la fille du roi de Castille, s’était retirée dans le temple… Elle était vêtue de blanc, et portait une ceinture d’or, un collier de jarres avec un griffon pendant[2], un rosaire dans les mains et une couronne, de palmes de la Terre-Sainte.

  1. Manuscrit In-folio de la bibliothèque nationale de Madrid.
  2. Ordre de la jarre ou du griffon, institué par le roi don Fernand d’Aragon.