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qu’il lui échappe de donner quelques éloges à une ou deux de ses pièces. Nous devons croire qu’il aura choisi pour cela de préférence le genre de mérite qu’il prisait au plus éminent degré. En effet, émotion, grâce, force, élan de l’imagination, il ne paraît point soupçonner que ce soient là des conditions importantes de la poésie. Quand il a rempli consciencieusement certaines conditions matérielles, il croit avoir atteint au plus haut degré de perfection auquel il soit permis à un poète d’aspirer ; aussi se livre-t-il aux plus folles combinaisons, aux procédés métriques les plus extravagans. Il porte jusqu’à l’absurde le luxe des consonnances et les enlacemens de la rime. Les vers rimes entre eux ne suffisant plus aux effets de fausse harmonie qu’il recherche, il fait rimer les hémistiches, et encore, non satisfait de ce redoublement d’échos, il va jusqu’à emboîter quatre rimes dans un seul vers !

Muy dyno vecino del vino muy fino.

Ce n’est pas seulement Baena qui introduit l’exagération dans les combinaisons rhylhmiques. Tous les troubadours qui ne traitaient pas de préférence les sujets graves s’évertuent à multiplier ces jeux des consonances et font parade de leur richesse et de leur variété. Nous trouvons un exemple, de cette manie dans les vers d’un troubadour obscur, Juan Garcia de Vinuesa, qui entasse les rimes au point d’en mettre jusqu’à cinq l’une à côté de l’autre[1]. Nous ne pouvons nous empêcher de sourire aujourd’hui devant ces efforts, qui laissent bien loin derrière eux la science de versification des Provençaux. Cette poésie, toute de mécanisme, nous séduit peu. Ne la méprisons pas cependant. Cet amour passionné de la forme était alors un heureux symptôme de la civilisation renaissante. Les sociétés peu avancées goûtent dans les arts plutôt le côté plastique que les rafinnemens intellectuels. D’ailleurs tous ces poètes n’exagéraient pas : il en était plusieurs qui cadençaient avec goût ces formes sveltes et libres, et savaient trouver dans des jeux fantasques, mais charmans d’harmonie, la véritable musique de la pensée. Le grief sérieux qu’il nous est permis d’exprimer contre toute cette poésie savante et symétrique des cancioneros, c’est qu’elle fut cause de la dépréciation où tombèrent, au XIVe et au XVe siècle, les romances, expression à la fois naïve et forte des sentimens populaires. À côté de la poésie érudite et recherchée des clercs et des grands seigneurs, il existait une autre poésie, née vraisemblablement avec la langue elle-même, et qui, accueillie et fêtée d’abord dans les palais et dans les châteaux, en avait été bannie depuis que les lettrés avaient fait prévaloir l’ambitieuse prétention d’élever à l’état de science les épanchemens du sentiment poétique. Ces deux poésies étaient ennemies sans être rivales. L’une, artificielle, guindée, érudite, exerçait une suprématie littéraire presque illimitée ; l’autre, fière et libre dans la pensée, humble et dédaignée dans la forme, ignorait elle-même sa valeur, et n’aspirait point aux honneurs de la rivalité. La gaya sciencia, la alta maestria, la poésie érudite en un mot, affichait des prétentions magistrales, mettait sa gloire dans une élaboration ingénieuse ou savante, et se perdait ainsi dans les subtilités du sentiment ou dans les divagations de l’esprit ; elle était lyrique et se nourrissait

  1. Fijos en muger agena ;
    Que condena à grant pena,
    È deslena (estravia) la sirena