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pas de leur voie naturelle, et ne rend pas nécessaire ce qui est contingent… La grâce divine sonne à la porte des consciences ; si cette porte s’ouvre, elle y entrera de tout son gré. « Pour montrer que L’homme doit s’en prendre à soi-même des conséquences de sa conduite, il emploie celle naïve et expressive métaphore : « Si tu ouvres la fenêtre, le soleil entrera certainement dans ta maison pour l’éclairer ; si tu refuses de l’ouvrir, ta maison demeurera dans les ténèbres ; mais auras-tu pour cela le droit d’en accuser le soleil ? »

Calavera ne résista pas à tant d’évidence. Contrairement à l’éternel usage des controverses humaines où chacun s’opiniâtre davantage dans ses jugemens, il se reconnut vaincu ; pour comble de bonne volonté, il fit lui-même à sa question une huitième réponse, espèce d’épilogue où il résuma les saintes doctrines exposées dans le cours de la discussion. Ainsi se termina cette célèbre lutte, témoignage extraordinaire du caractère de cette époque bizarre, qui possédait le secret d’allier ainsi le doute à la foi, la discussion à l’autorité. Nous ne suivrons pas Calavera dans son remarquable tenson sur la Justice divine et encore moins dans celui sur la Trinité. Malgré la liberté du temps, la manie incorrigible de Calavera d’empiéter sur le domaine de la théologie commençait à provoquer de sérieuses objections : cette manie lui attira une réprimande ironique de Fray Diego, qui lui dit dans une de ses réponses : « Écartez-vous de la théologie ; c’est une matière autrement profonde que la poésie. » Rentré en lui-même et convaincu que plus on veut scruter la pensée divine, plus elle apparaît haute et impénétrable, Calavera renonça aux sujets théologiques ; mais, son esprit le portant toujours vers les idées graves, il se lança à pleines voiles dans la poésie mélancolique ; c’était sa vocation, il y réussit. Il nous a laissé une espèce d’élégie, — A la mort du chevalier Ruy Diaz de Mendoza[1], — laquelle, sans compter les beautés qu’elle renferme, est très intéressante, parce qu’on peut la considérer à bon droit comme le modèle des admirables coplas du poète Jorge Manrique sur la mort de son père, écrites quelques années plus tard. M. Ticknor fait un magnifique éloge de la pièce célèbre de Jorge Manrique. En effet, on ne saurait trouver, à une pareille époque (1426), rien qui puisse être comparé à cette élégie pour le naturel et le sentiment, aussi bien que pour la noblesse du style et la fermeté de la versification. Les vers de Calavera n’ont pas ce sentiment intime et personnel de la piété filiale, qui répand tant de charme sur les coplas de Jorge Manrique. Son point de vue est plus vague, mais c’est le même accent de tristesse, la même effusion d’amertume, le même tour de pensée, le même coup d’œil découragé sur l’instabilité des choses humaines. Si Calavera, avec son langage informe et avec sa versification traînante et incertaine, n’est pas à comparer à Jorge Manrique, qui devance son époque par le maniement de l’idiome et parvient presque au sublime par le naturel et l’analyse, il n’en est pas moins vrai que, sans trop se hasarder, on peut croire que ses poésies ont donné l’élan à l’inspiration élégiaque des coplas.

  1. Dans une des notes du Cancioncro de Baena, on conjecture, d’après un calcul de dates assez problématique, que cette pièce n’est pas de Calavera : elle a tellement la caractère de sa poésie et de son style, que nous ne saurions nous résoudre à croire que Baena, qui la lui attribue, se soit mépris cette fois.