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Un autre de ces poètes qui seraient totalement inconnus sans le Cancionero de Baena, c’est Gomès Perès Patino. Il appartenait à la maison de l’évêque de Burgos, et écrivait vers 1416. Ses poèmes se distinguent par deux caractères : l’opportunité et le bon goût avec lesquels l’auteur intercale dans ses vers les proverbes usuels ou ceux qu’il formule lui-même ; la supériorité incontestable dont il fait preuve dans le maniement de la langue castillane, encore inculte et indéterminée. Sous ce dernier rapport, il surpasse tous ses contemporains. Voyez plutôt ces deux strophes d’une des pièces qu’il adressa à doña Leonor Lopez de Cordoba, pour la consoler d’avoir perdu la faveur de la reine Catherine. Grâce, style, naturel, souplesse, tout est ici remarquable, tout fait oublier l’époque à laquelle ces vers appartiennent. On croit lire du Calderon ou du Moreto[1].

« J’ai déjà vu de grandes infortunes succéder à de grandes félicités : après la nuit sombre, j’ai vu l’éclat du jour ; après les nuées de l’orage, j’ai vu le ciel redevenir serein ; j’ai vu le pauvre parvenir à la richesse.

« Un temps amène le rire, un autre temps amène les larmes ; aujourd’hui on peut donner, demain il faut demander. Les temps se suivent sans se ressembler ; mais le sage doit savoir toujours s’y conformer. »

Blaena n’a pas négligé de faire une place dans son Cancionero au célèbre écrivain qui a donné son nom à la Chronique de Jean II, dont il n’est pas le seul auteur, et qui, dans ses Generaciones y Semblanzas, galerie de portraits politiques du temps, a su allier un esprit mâle et réfléchi à une touche hardie et concise : nous voulons parler de Fernan Perez de Guzman, seigneur de Batres. On ignore l’année de sa naissance, on sait seulement par la Chronique de Jean II que, déjà en 1421, il fut envoyé en ambassade par l’infant don Enrique près de la reine d’Aragon. Soldat intrépide et illustre chevalier, il participa aux intérêts, aux liassions, aux intrigues politiques. Tourmenté par les tiraillemens des partis et par de poignans mécomptes personnels, il chercha dans les lettres l’adoucissement et l’épanchement de ses soucis. Il était fils d’une sœur du chancelier-chroniqueur Ayala, et entretenait d’actifs rapports littéraires avec son parent le marquis de Santillana, le savant évêque Pablo de Santa-Maria, et d’autres notabilités littéraires de l’époque. Quoique le talent du poète fût chez lui bien au-dessous de l’habileté du prosateur, le seigneur de Batres composa plusieurs poèmes et un grand nombre de pièces lyriques, qui se trouvent éparses dans le Cancionero de Baena, dans celui de Llavia, imprimé vers 1483, dans le Cancionero general de Castilla (1511), et dans quelques autres ouvrages publiés postérieurement. La foi chrétienne, l’amour, la philosophie, voilà les trois sources où il puisait ses inspirations. Cependant, il faut le dire, ces inspirations ne s’élèvent jamais bien haut ; chez lui la pensée, domine le sentiment ; tandis que dans ses portraits il

  1.  Ya yo vi muncho placer
    Despues de mucha tristura,
    E pasada noche escura
    Yo vi el dia esclaresçer,
    E despues de grand nublado
    Tornar dia sorenado,
    É vi al pobre rico ser, etc.