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complissant un acte pieux. Les Hindous tiennent peu à la vie ; ils espèrent renaître après leur mort dans une condition nouvelle, et d’autant plus élevée qu’ils auront acquis plus de mérites.

Qu’on se figure quatre-vingt à cent mille personnes, d’autres disent deux millions, arrivant à Hardwar de Delhi, de Lacknaw, du Bengale, de la côte de Coromandel, du Gouzerate, etc. Les marchands voyagent en caravanes, transportant leurs pacotilles sur le dos des bœufs, des buffles et des chevaux qu’ils mettent aussi en vente. Parmi les pèlerins, on compte les gossaïns, ascètes puissans à l’époque où les Mahrattes étendaient leur empire sur la contrée, et qui s’arrogeaient alors le droit de faire la police pendant la durée de la fête ; les baïraguïs, autre classe de dévots personnages qui ont usurpé la meilleure place dans cette grande foire ; les djoguis, ou pénitens voués à la méditation et aux austérités. Les gens de ces diverses sectes se distinguent par quelque signe particulier appliqué sur le front ; il y en a qui, frottés de cendre de la tête aux pieds, ressemblent, comme le disait un voyageur chinois du VIIe siècle, « à des chats qui auraient dormi dans une cheminée. » Vue d’en haut, cette foule où s’agitent d’innombrables têtes nues, chauves, ornées de cheveux en tresses ou coiffées de turbans de toutes couleurs, drapées d’étoffes grossières ou des plus splendides tissus de l’Asie, ressemble assez bien à une prairie émaillée de mille fleurs, — les unes fraîchement épanouies, les autres déjà flétries par le soleil, — à travers lesquelles souffle la bise. La foire dure une quinzaine de jours ; autour des dévots, qui ne prennent plus aucune part aux affaires de ce monde, les banians hindous, les trafiquans des provinces musulmanes, les Sicks, les Juifs, s’agitent et sacrifient à leur manière au dieu des richesses. Le groupe des dévots est pourtant ce qui constitue la fête ; ils sont là comme l’âme qui proteste par ses aspirations vers la Divinité contre le mouvement et le tumulte des sens.

On reconnaît, à l’animation des foires et des lieux de pèlerinage, que le peuple hindou continue de vivre de la vie qui lui est propre et naturelle. Porté à travers les âges par la tradition religieuse, qui le soutient au-dessus de la terre, il suit aveuglément et sous l’empire d’une routine invétérée les us et coutumes des temps anciens. Il coule à travers les siècles comme s’épanchent à travers un continent tout entier les grands fleuves, objets de sa vénération. Mais les chefs de ce peuple, que deviennent-ils ? Quelle puissance les manifeste aux yeux de la foule ? Ils vivent, eux aussi, comme vivaient leurs pères, et, à vrai dire cependant, ils n’existent plus. Je ne sais rien de plus triste que ces radjas, ces nababs, à qui l’on a lié les bras et devant qui on s’incline en disant : Ave, rex ! La couronne que portent l’empereur de Delhi et tant d’autres souverains ne sont point de