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vœux. À cette passion extravagante de la favorite, il entrait dans les plans de Koenigsmark de ne répondre qu’à moitié et de manière à tenir sous sa domination l’altière courtisane, sans engager, lui, sa propre liberté : mais Philippe s’était imposé là une tâche au-dessus de ses forces. Kœnigsmark avait trop donné pendant ces derniers temps au délire des sens pour sortir vainqueur d’une lutte pareille : il succomba, et ses relations avec Mme de Platen changèrent complètement de nature. Lui-même en rougissait, car il n’ignorait plus ni les troubles ni la jalousie de la princesse, et cependant il hésitait toujours à mettre Sophie-Dorothée dans le secret de ses plans, éprouvant peut-être une maligne joie à la voir endurer à son tour les souffrances qu’il avait jadis ressenties par elle. Toutefois, lorsqu’il s’aperçut que les choses allaient trop loin, lorsque les confidences d’une amie dévoilée de Sophie-Dorothée, Mlle de Knesebeck, l’eurent instruit du martyre de la princesse, atteinte, hélas ! dans le seul sentiment qui restait à son cœur pour échapper à ses tortures domestiques, Kœnigsmark se ravisa tout à coup, et cette réaction soudaine amena la visite au bosquet et le poétique message sur le sens duquel Sophie-Dorothée ne s’était point si fort méprise.

Entre la princesse électorale et le comte de Kœnigsmark, une secrète intelligence s’établît dès lors peu à peu. Elisabeth de Platen s’en doutait ; néanmoins sa jalousie et son espionnage furent longtemps sans découvrir que son perfide amant avait des rendez-vous nocturnes avec Sophie-Dorothée. La bonne Mlle de Knesebck s’est expliquée dans ses mémoires sur la nature de ces visites du jeune colonel à la princesse, visites tout honnêtes à l’en croire et dans lesquelles rien de bien coupable ne se passait. « J’y assistais toujours, dit-elle. M. de Kœnigsmark nous racontait la plupart du temps ses voyages et ses aventures. Il avait l’esprit amusant, railleur, anecdotique. La princesse trouvait à l’entendre beaucoup d’agrément. Parfois la conversation roulait sur Mme de Platen. Aucun des ridicules de la belle comtesse n’était épargné ; on se moquait de sa folle passion pour l’aimable comte. De temps en temps aussi on se permettait de faire des gorges-chaudes sur le duc-électeur. » Sophie-Dorothée, dans ses confidences, présente les choses sous le même aspect. Le cœur de la charmante princesse se refuse à confesser qu’il ait jamais battu pour Kœnigsmark. Pourquoi faut-il que la faiblesse qu’on nie ait marqué sa trace en des correspondances que le temps a laissé subsister[1] ? Mutuelles protestations d’amour, sermens de fidélité,

  1. La correspondance entre Sophie-Dorothèe et Kœnigsmark, récemment découverte par le docteur Palmblad, se trouve aujourd’hui dans les archives de la bibliothèque de La Gardie à Lœberod, en Suède, où la déposa vers 1810 une petite-nièce de la propre sœur de Philippe de Kœnigsmark, de cette comtesse de Lewenhaupt dont il a été question à propos de la comtesse Aurore. Mme de Lewenhaupt, en remettant à ses enfans ces lettres, longtemps conservées depuis au château d’Œfved, propriété héréditaire de la famille, leur avait dit que « C’était là un dépôt précieux et de conséquence, car ces lettres avaient coûté la vie à son frère et la libellé à la mère d’un roi. » Cette curieuse correspondance formerait à elle seule un gros volume. Les lettres de la princesse se distinguant par l’élégance de l’écriture et la correction de l’orthographe, luxe assez rare en ce temps, même en France, et dont on ne saurait trop tenir compte chez une étrangère. Il n’y a pas jusqu’à la physionomie du papier qui ne trahisse une personne de goût et recherchée en ses moindres habitudes. Celles de Koesnigsmark au contraire n’offrent la plupart du temps qu’un véritable grimoire ; l’écriture en est grossière, l’orthographe inimaginable. Quelques-unes portent encore le cachet de Philippe (un cœur avec cette devise italienne : Cosi fosse il vostro dentre il mio). Plusieurs ont sur l’enveloppe ces mots : À la confidente, et sur le second pli : Pour la personne connue. Au reste, aucune espèce de date, nulle indication du mois, du quantième, du lieu. Il ne faudrait rien moins que la patience d’un éplucheur de chartes pour débrouiller ce chaos chronologique. La chose cependant en vaudrait la peine, car une classification exacte, une traduction nette et claire de ces papiers, dont la plupart sont en chiffres, amèneraient, je n’en doute pas, mainte révélation intéressante pour l’histoire de cette époque.