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vous suffise de rapporter à votre prince héréditaire ma réponse que voilà.

Et Sophie-Dorothée lança contre la muraille le médaillon de George de Hanovre.

Il faut renoncer à décrire les transports furibonds que provoqua chez le duc de Celle une conduite si peu en harmonie avec la gravité de la situation et le caractère de la séance. — Coquine ! s’écria George-Guillaume en levant sa canne à pomme d’or, tu en feras tant, que je te mettrai au cachot pour quarante-huit heures avec une cruche d’eau et du pain noir !

Mais Sophie-Dorothée, sans reculer d’un pas devant cette formidable manifestation paternelle : — Il est dans votre pouvoir, monsieur, de me maltraiter, de m’emprisonner, de me torturer ; vous pouvez me traîner à l’autel par les cheveux, mais personne, je vous le jure, ne saura me contraindre à dire oui. — Et laissant le conseil dans le trouble et la stupéfaction, elle quitta l’appartement avec un air de suprême dignité.

— Quelle scène scandaleuse ! dit après un moment de silence le duc George-Guillaume en essuyant la sueur de son front. Vit-on jamais une pareille furie ? J’espère, mon cher Groote, que vous ne communiquerez rien de tout ceci à votre cour.

— Votre altesse peut s’en fier à mon silence, comme de mon côté j’ose compter qu’elle daignera prendre en considération les justes prétentions que je lui soumets. Si votre grâce ne l’a point oublié, nous en étions restés au comté de Hoya, dont il me semble qu’une partie…

— Prenez tout, monsieur, mais, au nom du ciel, terminons ; car pour peu qu’un nouvel incident survienne, m’est avis que la totalité de mes possessions y passera !

Moitié distraction, moitié souci et découragement, George-Guillaume se laissa ainsi arracher pièce à pièce une foule de concessions que deux heures plus tôt il eût refusées ; puis, les deux parties ayant enfin apposé leur paraphe au bas du document, le diplomate hanovrien ferma son portefeuille, salua et prit congé, s’applaudissant in petto de la victoire qu’il venait de remporter pour son maître. Le contrat rédigé, il restait à vaincre la résistance de Sophie-Dorothée. Le premier soin de George-Guillaume, une fois sa parole engagée au sujet du mariage, avait été de se débarrasser des deux prétendans, MM. de Wolfenbüttel et de Koenigsmark[1]. Tous deux avaient dû

  1. Cette mesure à l’égard du comte Philippe, qui] avait jusque-là fort ménagé à cause des immenses biens de sa famille ; et peut-être aussi à cause de certaines préférences que dès cette époque Sophie-Dorothée lui témoignait, conta d’autant moins au cœur de l’avare George-Guillaume, qu’il avait appris sur ces entrefaites, et toujours grâce aux soins de l’officieux Bernstorff, que les riches espérances de Philippe venaient d’être singulièrement diminuées par la fameuse commission de réduction instituée à Stockholm peu de temps après l’avènement de Charles XI. Cette commission, où siégeaient les principaux ennemis des Kœnigsmark, avait placé sous le séquestre la plus grande partie de leurs biens, et cette situation, déjà si fâcheuse, se compliquait d’un ruineux mariage que le maréchal Othon-Guillaume, dont Philippe, en sa qualité de neveu, avait jusqu’alors espéré hériter, venait de contracter avec la fille du chancelier de La Gardie, tombé en disgrâce.