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qu’il vient de recevoir, et qui a bouleversé sa physionomie, d’ordinaire si avenante, si joyeusement empreinte de bonhomie et de gaillardise. Il froisse la lettre entre ses mains, se lève et se rassied, va et vient, souffle et grogne. Tout à coup il sort, traverse une longue galerie du château, et passe chez la duchesse.

— J’enrage, s’écria le duc à peine assis ; imaginez, ma chère amie, que mon frère, après m’avoir juré tous ses grands dieux qu’il ne se marierait jamais que de la main gauche, a fini par épouser sa madame[1] en légitime union, ce qui constitue à sa fille, miss Sophie-Dorothée, la qualité et le rang de princesse.

— C’est possible, observa froidement la duchesse ; mais ni ce rang ni cette qualité ne font qu’elle ait sur le duché les moindres droits héréditaires.

— Qui sait ? dans notre famille les lois de succession prêtent volontiers à l’équivoque et aux doubles sens. Du temps où nous vivons, ma chère amie, il ne s’agit point d’avoir le droit de son côté, mais la force. Si Mlle de Harbourg[2] avait tout bonnement donné sa main à un particulier quelconque, peut-être eussions-nous eu beau jeu à lui contester ses titres, tandis que si elle épouse un prince, nous aurons un procès, et nous le perdrons.

— Voulez-vous donc parler du prince Auguste de Wolfenbüttel, qui se trouve à Celle en ce moment ?

— Sans doute ! la chose est déjà résolue entre le père du jeune homme et madame. George-Guillaume essaie bien de faire quelque résistance à cause d’une sorte de prédilection qu’il se sent pour le petit Kœnigsmark ; mais, bah ! demain ou après-demain, le duc Antoine-Ulric, père du prince Auguste, débarque dans la résidence, et vous pouvez être sûre qu’il va se comploter entre madame Eléonore et lui une manœuvre qui se terminera par l’entière défaite de mon frère.

— Que faire alors ?

— Je n’entrevois qu’un moyen. Notre fils George a médiocrement réussi en Angleterre. Un bel et bon refus de la princesse Anne et le diplôme de docteur à l’université d’Oxford, voilà en réalité tout ce qu’il rapporte d’un voyage ruineux pour nous. Il faut qu’il se relève de cet échec en épousant sur-le-champ Sophie-Dorothée.

— Quoi ! mon fils épouser une princesse de la main gauche, la fille de cette dame française que vos plaisanteries et vos quolibets ont si peu ménagée !

  1. Ernest-Auguste affectait d’appeler ainsi Éléonore d’Olbreuse, même longtemps après l’avoir reconnue pour femme légitime de son frère et partant pour belle-sœur.
  2. Élëonore d’Olbreuse, avant d’avoir pris la qualité de duchesse de Celle, portait le titre de comtesse de Harbourg.