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du roman même et de la poésie. Il arrive qu’on finit par vivre dans cette atmosphère comme dans une atmosphère toute simple. On se crée un naturel d’une espèce particulière, mélangé de lyrisme nébuleux et d’attendrissemens factices. Toute réalité échappe ; on écrit comme M. Dargaud, l’auteur d’un livre sur la Famille : « Je n’ai retenu que ce dont je voudrais me ressouvenir après ma mort pour en former la conscience de mon être, mon identité immuable, mon moi éternel. » L’auteur de la Famille dit quelque part que les premiers livres où il ait commencé à lire sont la Bible, Homère, Hérodote, Tacite, Saint-Simon même, le grand Saint-Simon, celui du XVIIe siècle ! Nous osons dire qu’il n’est point le fils de son éducation ; il se rattache à des traditions bien autres et un peu moins anciennes, surtout un peu moins solides. M. de Lamartine est à beaucoup d’égards le père de toute une école contemporaine dont est M. Dargaud. Seulement le grand air du maître, le souffle de l’inspiration de Raphaël et des Confidences, ne passe point dans les disciples. Ce n’est point certainement qu’il n’y ait des intentions excellentes et de l’honnêteté d’âme dans le livre de la Famille ; ce qui lui manque, ce n’est pas la sincérité, c’est la vérité, chose très différente, — car on peut être fort sincèrement faux, alambiqué et creux. C’est même là à un certain point de vue le plus grand malheur, parce qu’alors il n’y a plus de remède. L’auteur dit que c’est un ouvrage qu’il a écrit pour lui-même ! Cela ne prouve rien : les ouvrages qu’on fait pour soi-même sont les meilleurs quand on les écrit simplement, nettement, avec une claire perception des choses et non avec des semblans d’idées et des apparences de sentimens. Que si on mêle à des peintures de famille, à des récits de la jeunesse, des dialogues sur le christianisme progressif opposé au christianisme inflexible de l’église, quand même ces dialogues auraient lieu dans le verger, sous les saules, sous le néflier, sous le cerisier, selon les indications de l’auteur, — quel Intérêt peut-il y avoir ? Quelle impression sympathique et vraiment humaine, si nous osons ainsi parler, cela peut-il éveiller ? Quel intérêt peut-il y avoir, disons-nous, et aussi quelle réalité s’y fait sentir ? Il arrive qu’involontairement, sans y songer, on tombe dans une sorte de rhétorique verbeuse. Si on y réfléchit bien d’ailleurs, n’est-ce point là la fin dernière des écoles qu’il serait désormais un peu abusif d’appeler modernes ? La littérature intime, la poésie pittoresque ou byronienne, même la poésie humoristique, le roman, le drame, tout cela a sa rhétorique connue, notée aujourd’hui, et où les ardeurs factices occupent un des premiers rangs ; mais la littérature qui froisse le plus intérieurement peut-être, c’est celle qui s’applique aux intimités du cœur, aux simplicités du foyer, les seules choses où l’on trouve un refuge dans les révolutions qui nous emportent. Quant à la poésie plus particulièrement, c’est là surtout qu’on peut le mieux remarquer cet étrange phénomène. Qu’on ouvre les livres de vers qui paraissent : il y a d’habitude une facilité singulière à manier la langue poétique, le talent n’y manque pas, il y a un certain ensemble d’inspirations et d’images qui fait illusion un moment ; mais prenez-les l’un après l’autre : la même physionomie, les mêmes moyens, les mêmes qualités et les mêmes défauts se retrouvent, et c’est ce qui démontre le plus clairement l’absence d’originalité, de sève, de vie propre. Nous ne disons point ceci une fois de plus pour détourner bien des esprits jeunes, dont le