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C’est peut-être le fait le plus caractéristique de notre temps, qui se résume dans un fait non moins caractéristique, — les émigrations.

Rien n’est plus remarquable et plus étrange que le progrès de ces tendances des populations à se déplacera tenter les fortunes lointaines. Il y a trente ans, L’Angleterre elle-même ne comptait qu’un nombre presque insignifiant d’émigrans, moins de dix mille par année. Le chiffre était monté, en 1841, à cent dix-huit mille ; en 1847, il était de deux cent cinquante-huit mille, et dans une des dernières années il s’est élevé à trois cent vingt mille. Dans un intervalle de dix années, de 1841 à 1851, l’émigration irlandaise seule a enlevé prés d’un million et demi d’habitans. En Allemagne, l’émigration existait à peine il y a un quart de siècle, et ne méritait point d’être comptée ; récemment, elle s’élevait, dans une année, à un chiffre de plus de cent mille individus, envoyés dans les diverses parties du monde. Hambourg, Brème, Rotterdam, Anvers, sont les débouches par où ce flot incessant s’écoule, — et ne voit-on pas parfois à Paris même passer quelques-unes de ces pauvres troupes d’émigrans allemands se dirigeant vers un de nos ports pour cingler vers les continens nouveaux. L’Alsace, le midi de la France, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, ont leur part croissante dans ce mouvement. Chaque pays a ses lieux préférés d’émigration : l’Allemand et l’Anglais vont aux États-Unis ; le Français, l’Italien, l’Espagnol, vont dans l’Amérique du Sud. Tous vont dans l’Australie ou dans la Californie en certains momens. Qu’est-ce qui attire, ces populations au loin ? C’est l’espoir du bien-être. Quelle cause est assez puissante pour les arracher au sol natal, à leur foyer obscur, et changer à ce point des coutumes séculaires d’immobilité ? C’est la misère, c’est la surabondance de la population en certains lieux, ce sont les révolutions, les crises du travail et de l’industrie, c’est l’impossibilité de vivre comme en Irlande, c’est quelquefois même la législation qui, comme en certains pays allemands, soumet le mariage à l’obligation d’un revenu fixe que les pauvres n’ont pas. C’est ainsi que des millions d’hommes s’en vont, désertant leur pays et leur maison, emportant tout avec eux, leur misère et leur esprit d’aventure, leur ardeur d’exploration ou leur amour du travail. Et ce n’est pas seulement de l’Europe que partent les émigrations ; elles viennent encore aujourd’hui de l’Asie, de l’Inde, de la Chine. L’affranchissement des nègres a éveillé l’idée d’aller chercher des travailleurs libres chinois ou indiens. Il y a cent mille coulies à Maurice. Tout récemment encore, il était question de les introduire sur une vaste échelle dans une colonie française, à Bourbon. Et ce n’est plus maintenant aux archipels de l’Océan Indien que s’arrêtent les émigrans chinois ; ils vont au Chili, dans la Californie, sur toutes les côtes de l’Océan Pacifique. L’Europe et l’Asie se rejoignent dans ce mouvement sur le sol du Nouveau-monde. Il y a eu des momens dans la civilisation où le même instinct tourmentait et entraînait la race humaine, au XVIe siècle par exemple ; jamais il ne s’est développé dans une telle proportion. Et puis l’esprit de conquête, présidait aux explorations d’autrefois. Ce qui mêle les hommes et les races aujourd’hui, ce qui les pousse à se déplacer, ce qui les rapproche, c’est le travail, c’est l’industrie et le commerce, qui font du monde comme un vaste, corps battant en quelque sorte des mêmes pulsations et se disciplinant dans la poursuite des mêmes intérêts.