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une véritable aristocratie ; de lumières et de manières. C’est là qu’il faut chercher l’aristocratie, et non dans quelques enrichis qui s’efforcent prétentieusement et gauchement d’imiter en Amérique les manières de l’Europe. Je ne mettrai pas dans cette classe, car son excentricité est tout américaine, un pharmacien de Philadelphie qui a imaginé de bâtir une maison d’une hauteur démesurée, d’une forme bizarre, avec tourelles et tourillons, architecture malencontreuse qui ressemble à l’art véritable comme la rhétorique de Thomas Diafoirus ressemble à l’éloquence.

J’entre avec M. Gherard dans la salle du tribunal où se plaide une cause importante. Il s’agit de l’émeute de Christiania. On planteur du Maryland, qui poursuivait un esclave fugitif dans un état où il n’y a point d’esclaves, a été tué. Cette loi est en ce moment la pierre d’achoppement contre laquelle le compromis est toujours près de se briser. Elle permet au maître de poursuivre son esclave dans l’état où il s’est réfugié et de se faire aider dans cette poursuite par des agens du gouvernement fédéral. Il faut reconnaître que cette loi a son principe dans la constitution, qui est positive à cet égard ; seulement le mot esclave n’est pas prononcé ; il semble que les législateurs aient reculé devant cette appellation néfaste, qui est remplacée par ces mots : une personne engagée à un service ou travail, a person held out to service or labour. Les états, contrairement à l’usage général, souffrent dans cette circonstance que le gouvernement fédéral intervienne chez eux. Du reste, ils ne concourent point par leurs propres agens à la poursuite ou à l’arrestation des fugitifs : ils les laissent arrêter, voilà tout, ce qui semble trop peu aux états à esclaves, et beaucoup trop aux états libres. Sans cette disposition législative, les esclaves, aidés dans leur évasion par les abolitionistes, trouveraient un refuge facile et sûr dans un état voisin, et la garantie donnée par la constitution serait illusoire ; mais, d’autre part, la loi des fugitifs offre de graves inconvéniens. D’abord il est scandaleux que le juge devant lequel on porte le débat soit plus payé s’il déclare le fugitif de bonne prise que dans le cas contraire, et à part cette clause monstrueuse, on comprend combien, dans les parties de l’Union où l’esclavage n’existe pas, il est dur, pour ceux qui l’abhorrent comme un crime et le réprouvent comme un péché, de voir un inconnu suivi de quelques alguazils, qui n’appartiennent pas à l’état, venir arrêter et garrotter un citoyen paisible parfois établi depuis plusieurs années dans le pays, qu’on est accoutumé à considérer comme un voisin ou un ami. Ces arrestations produisent des scènes déchirantes. On me racontait qu’il y a quelque temps, dans la Nouvelle-Angleterre, un noir échappé se trouvait sur un bateau à vapeur avec sa femme et ses deux enfans. On fit la très mauvaise