Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/590

Cette page a été validée par deux contributeurs.

beau nom de propriété, puisqu’elle n’est le fruit ni d’un honteux trafic ni d’une oiseuse hérédité, puisqu’elle est sortie du cerveau de l’auteur toute formée, comme jadis Minerve sortit de celui du maître des dieux, sublime emblème par lequel les anciens voulaient qu’on saisît la manière dont une conception heureuse est la propriété sacrée de l’homme qui la met au jour.

« Obligés de transmettre à d’autres leurs compositions dramatiques, pour que les autres les débitent, et par là dépendans des spéculateurs ou entrepreneurs de spectacles, les auteurs, depuis cent années, réclament en vain contre eux la justice des tribunaux, pour arracher la plus modique part du fruit de longs travaux qui font vivre dans l’abondance tant d’êtres secondaires qui ne la tiennent que d’eux seuls.

« L’abus est aujourd’hui porté à un tel point, que l’entrepreneur d’un théâtre de Lille a eu l’impudeur d’écrire à l’homme de lettres fondé de pouvoirs des auteurs, dont plusieurs siègent dans les conseils, qu’il ne veut donner que tel prix pour la rétribution des ouvrages qu’il s’approprie, et que si l’on veut empêcher qu’il ne représente nos ouvrages, il aura toute la ville pour lui. Et nous vivons sous l’empire unique des lois protectrices des propriétés !

« Plus étonnant encore, un autre entrepreneur de spectacle à Toulouse, abusant de l’écharpe municipale, dont un malheur l’a décoré, suspend avec audace le cours de la justice, et met les auteurs assemblés dans la nécessité de recourir à vous, ministre, comme autorité supérieure.

« Nous ne devons plus espérer que des ouvrages médiocres, si l’on ne pourvoit pas à ce qu’un chef-d’œuvre agréé du public suffise à faire vivre un temps l’homme modeste qui l’a créé.

« Cette impossibilité bien sentie de trouver un moyen de subsister dans un travail si plein d’attraits pour moi est ce qui m’a fait reléguer de tous temps dans la classe de mes amusemens une occupation exigeant l’emploi de toutes les facultés de l’homme qui veut dignement la remplir. D’où il est résulté que, sentant vivement le but, j’ai pu moins l’atteindre que d’autres qui s’y consacraient tout entiers, et suis resté fort en arrière[1].

« C’est donc moins comme auteur dramatique que comme adjudant des auteurs et comme amant d’un si bel art, que j’ose joindre, citoyen ministre, cette lettre à la demande très-instante des littérateurs qui réclament avec tant de droit, près de vous, l’exécution des lois qui les concernent ; nous espérons tous que vous engagerez d’un mot les gens de goût de vos bureaux à vous remettre sous les yeux les pièces qui vous sont transmises par le citoyen Framery[2].

« Je partage, citoyen ministre, la gratitude respectueuse des signataires de la pétition.

« Beaumarchais. »


Depuis la date de cette lettre, messidor an 5, les choses sont bien changées ; le droit des auteurs dramatiques n’est plus contesté : des règlemens équitables assurent leur participation dans les produits de

  1. Ce ton de modestie sincère est assez rare chez Beaumarchais pour valoir la peine d’être signalé ; c’est dans sa vieillesse qu’il parlait ainsi de lui-même, reconnaissant avec une parfaite justesse d’esprit ce qui avait manqué à son talent.
  2. C’était le premier agent de la société des auteurs dramatiques.