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Dubuisson, qui est créole, un caraïbe, et Suard un ennemi des lettres. Beaumarchais rédige, au nom de la société, une plainte au ministre Amelot, pour demander, soit l’interdiction de l’ouvrage de Dubuisson et le désaveu de Suard, soit la permission pour la société de répondre par un mémoire public. Le ministre Amelot ordonne le silence et promet de joindre l’incident au fond du procès. Marmontel s’indigne :


« J’apprends, mon cher collègue, écrit-il à Beaumarchais, que notre plainte est éludée, et qu’on nous a répondu que cet incident serait jugé avec le fond du procès, ce qui veut dire, en bon français, qu’on se moque de nous. C’est le cas de faire un mémoire où soient mises dans tout leur jour l’insolence de l’auteur de la préface et la malhonnêteté de l’approbateur ; c’est le moment de montrer de la vigueur, faites un bon mémoire ; votre courage m’est connu, ainsi que votre éloquence ; je recommande notre honneur à votre énergie et à votre activité ; voyez les ministres, et dites-leur qu’une assemblée de dix-sept personnes[1] qui ont de l’âme ne se laissent pas livrer au mépris et à l’insulte impunément.

« Je vous embrasse de tout mon cœur.

« Marmontel. »


Quand il s’agit de faire écrire, parler et combattre Beaumarchais, Marmontel est toujours plein d’ardeur ; mais lorsque son actif collègue a besoin de lui, il est toujours à la campagne ou retenu par quelque affaire, et si Beaumarchais se plaint de son inaction, il se tire d’affaire assez spirituellement, à en juger par cette lettre :


« La raison, l’exacte justice, appuyées de votre éloquence et de votre excellente judiciaire, n’ont pas besoin de mon secours, et je me rappelle, à ce propos, un conte de mon Limosin[2] : Un curé grand chasseur disait la messe, et comme il en était au Lavabo, il entendit l’aboi des chiens qui avaient fait partir le lièvre ; il demanda au clerc : Briffaut y est-il ? — Oui, monsieur le curé. — En ce cas-là, le lièvre est f… : lavabo inter innocentes manus meas, etc. »


C’est Beaumarchais qui est Briffaut, c’est la Comédie-Française qui est le lièvre ; mais ce lièvre n’est pas facile à prendre, et tandis que Marmontel s’en lave les mains, Beaumarchais, qui est cent fois plus occupé que lui, qui court sans cesse d’un bout de la France à l’autre, est obligé de porter seul tout le poids du combat. S’il demande du secours à Saurin, le bonhomme allègue ses infirmités, il ne peut pas

  1. Ils n’étaient plus que dix-sept par la retraite des dissidens.
  2. On sait que Marmontel était Limousin. Je vois dans plusieurs de ses lettres que, non content de mettre toujours Beaumarchais en avant dans les affaires communes, il tire parti de son crédit auprès de M. de Maurepas pour ses affaires personnelles et l’emploie à solliciter pour lui. Je cite ce fait parce que Marmontel a laissé sous le titre de Mémoires d’un Père des souvenirs intéressans sur le XVIIIe siècle, bien qu’ils contiennent certains détails que les pères n’ont pas coutume de conter à leurs enfans. Or, dans ses Mémoires, Marmontel paraît avoir oublié jusqu’à l’existence de Beaumarchais, je crois qu’il n’en dit pas un mot ; cependant je trouve ici la preuve qu’il le connaissait très bien et l’utilisait de son mieux.