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lui fût accordée. Les indignes délais apportés par Séou à la remise des restes d’Armaral étaient plus que suffisans pour que l’on fût en droit d’exiger sa dégradation. Malheureusement les peuples qui usent leur énergie dans les troubles civils s’interdisent les moyens de faire respecter leur nom au dehors. Le successeur d’Amaral mourut peu de temps après son arrivée à Macao. Une corvette portugaise mouillée dans le port de la Typa sauta en l’air avec tout son équipage par suite d’un accident qui est resté inexplicable ; Séou demeura triomphant sur ces ruines, et continua, comme par le passé, à dompter les rebelles et à se railler des barbares.

C’est sans doute un bien triste événement que la mort de cet homme courageux qui, animé du plus touchant des patriotismes, essaya de relever l’honneur d’un pavillon si glorieux autrefois et périt victime de l’état d’abaissement où ce pavillon était tombé ; mais cet événement, dont je n’ai point hésité à réveiller le souvenir, ne peut manquer d’avoir un jour ou l’autre de graves conséquences. L’Angleterre sans doute n’a pu, en l’apprenant, se défendre d’un secret remords ; elle sera cependant la première à en recueillir les fruits. Il nous a suffi de passer trois années dans les mers de la Chine pour constater un mouvement bien marqué dans l’opinion de l’Europe au sujet des affaires de l’extrême Orient. Aux reproches d’ambition qu’on ne cessait de diriger contre la politique anglaise, nous avons vu succéder tout à coup des reproches contraires. Nous avons entendu des Européens de tous les pays gémir de la faiblesse des autorités britanniques et gourmander leur modération. Il semblait que les intérêts les plus opposés à la domination exclusive de l’Angleterre allaient se trouver compromis, si cette puissance faisait un pas en arrière. Il s’est établi insensiblement en Chine une solidarité européenne qui ne peut manquer d’aplanir le chemin aux envahisseurs. La mollesse peut-être calculée des autorités de Hong-kong, les violences de la populace chinoise et la connivence criminelle des mandarins ont favorisé ce retour de l’opinion publique. Quand les Anglais, à la force matérielle dont ils disposent, joindront cette force morale qu’ils puiseront dans l’assentiment de l’Europe, quand ils pourront traiter le peuple chinois comme un de ces peuples barbares envers lesquels tout est légitime et permis, que deviendra le vaste et débile empire que leurs armes victorieuses ont épargné une première fois ?


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.