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avant que nous eussions pu carguer une seule voile, le frêle et gracieux esquif s’était déjà rangé dans les eaux de la Bayonnaise, laissant accroché à nos chaînes de haubans un passager que nous vîmes, non sans surprise, arriver en un clin d’œil sur le pont de la corvette. Cet étranger, dont le teint bruni offrait je ne sais quel reflet de cuivre et d’or, n’appartenait à aucune des races que nous avions pu observer depuis notre départ de France. Il avait le nez aquilin, le front haut, le costume et la démarche que mon imagination s’était souvent plu à prêter aux princes des Mille et une Nuits. Ce n’était pas un prince cependant qui venait, à quinze milles en mer, saluer l’arrivée de la corvette française ; c’était un simple comprador, qui avait voulu, par cet empressement, s’assurer le monopole de notre clientèle.

Ce comprador, il est vrai, ne ressemblait guère au grave et placide fournisseur que nous avions laissé à Macao. Né sur la côte de Coromandel et sujet français, il n’eût point déparé, avec son épais turban de mousseline et sa longue robe blanche, le cortège de Dupleix ou celui de Tippoo-Saïb. Nous avions vu des Malais et des Chinois à en être lassés ; nous trouvâmes quelque plaisir à contempler ce type d’une nation jadis descendue des sommets de l’Himalaya, et nous pressentîmes le genre d’intérêt qu’allait nous offrir notre nouvelle relâche. Singapore en effet, ce n’est déjà plus ni la Malaisie ni la Chine ; ce n’est pas encore l’Inde. C’est le centre commun vers lequel convergent, pour apprendre à se connaître et peut-être à se confondre un jour, les trois grands peuples de l’extrême Orient, les Malais, les Chinois et les Hindous.

Nous ne pûmes jeter l’ancre sur la rade avant le milieu de la nuit. Le jour nous montra un de ces gracieux paysages dont le spectacle excitait de si vifs transports abord de la Bayonnaise avant que trois années de campagne nous eussent appris à contempler les charmes de la nature tropicale avec plus d’indifférence. Au fond de la baie, encore enveloppée des vapeurs du matin, l’œil ne distinguait qu’un noir rideau de palmiers derrière lequel apparaissaient quelques huttes malaises avec leurs toits de feuillage. En face de la corvette, deux clochers de hauteur presque égale, pareils aux phares qu’un architecte hardi bâtit sur des écueils, semblaient indiquer l’existence d’une ville submergée par des flots de verdure. Non loin de ces clochers, et faite pour attirer les premiers regards, une riante colline, aux lianes tout chargés d’ombre, portait sur sa cime, comme une arche sauvée du naufrage, le palais au toit avancé, au vaste et frais portique, qu’habitait le gouverneur. Pendant que nos yeux s’arrêtaient tour à tour sur les mille détails de ce curieux panorama, un drapeau semblable à celui qui flottait à la poupe de notre corvette vint signaler à notre attention, sur le bord de la plage et non loin