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c’est d’avoir donné le premier exemple d’une théologie qui, laissant de côté les Écritures, les témoignages et les pères, ne s’appuyant que sur des principes rationnels, entreprend de retrouver par la seule force du raisonnement et à la seule lumière de l’évidence toutes les vérités de la foi.

Dans le Monologium, c’est le mystère de la Trinité qui est soumis à cette analyse. Unité de la substance sous la trinité des personnes, distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit, égalité parfaite et coéternité absolue du Père qui engendre, du Fils qui est engendré, et du Saint-Esprit qui procède du Père et du Fils, toutes ces énigmes de la révélation sont intrépidement abordées par saint Anselme, et il entreprend de les transformer en autant de vérités intelligibles, que dis-je ? en découvertes de la raison, en propositions évidentes ou démontrées, reconnues pour rationnellement nécessaires. Nécessité rationnelle, clarté, évidence de la vérité, ce sont les propres paroles du hardi théologien. Elles reparaissent à chaque ligne dans un autre ouvrage moins connu que le Monologium, mais du plus haut prix et du plus grand caractère, intitulé : Pourquoi Dieu s’est fait homme. Saint Anselme s’y engage, avec la même candeur audacieuse, dans les abîmes d’un dogme qui renferme toute la morale du christianisme, comme le mystère de la Trinité en contient toute la métaphysique, je veux dire le dogme de la rédemption. Il ne se borne pas à établir que l’homme, tombé de sa pureté primitive, ne peut être relevé que par l’incarnation de Dieu dans l’humanité ; il considère la nature humaine, abstraction faite de la déchéance originelle, et prouve qu’elle aspire à des objets où, par sa seule force, elle est incapable d’atteindre. Dès lors ne faut-il pas que Dieu vienne à son secours ? Cela ne résulte-t-il pas nécessairement de l’essence de Dieu et de celle de l’homme ? Et comment Dieu peut-il rendre l’humanité capable d’une félicité éternelle, s’il ne lui communique, en s’unissant à elle, un prix infini ?

Saint Anselme nous transporte ici au-dessus des faits et des traditions. Il cherche, non ce qui est, mais ce qui doit être, ce qui dérive de la nature des choses, ce qui peut se démontrer rigoureusement, étant vrai et nécessaire en soi. Son ambition avouée ne va pas à moins qu’à donner au dogme de l’incarnation la clarté et la rigueur des vérités mathématiques. Il est le géomètre du christianisme. Parmi les modernes, Malebranche seul peut donner quelque idée de cette audace spéculative, et aussi de cette subtilité ingénieuse et passionnée où la raison sévère du logicien s’anime de l’ardeur du mystique. Encore saint Anselme est-il fort au-dessus de Malebranche par la largeur de son cadre, par l’enchaînement de sa doctrine, enfin par une qualité supérieure que je veux signaler, le bon sens.