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qu’un grand guerrier, c’est un grand politique ; le second Guillaume n’est qu’un médiocre tyran. Rien de plus habile, par exemple, rien de plus suivi et de plus sensé que la conduite du conquérant à l’égard de L’église. Guillaume avait trop de portée et de finesse pour ne pas s’appuyer fortement sur le clergé, la seule force morale du moyen âge ; mais il était trop profondément laïque et trop jaloux de son autorité pour en soutenir la moindre usurpation. Il honorait et protégeait sincèrement le clergé anglican, mais il entendait le gouverner. On sait que la conquête de l’Angleterre fut encouragée à l’égal d’une croisade par le saint-siège sous l’influence de l’archidiacre Hildebrand. Guillaume ne fut pas ingrat envers l’église, et cependant il ne put supporter patiemment qu’Hildebrand, devenu Grégoire VII, réclamât de lui tout à la fois argent et obéissance. « Guillaume, écrivait le pape, est la perle des princes ; qu’il soit le modèle de la justice et le type de l’obéissance. Dès ce monde, il y gagnera victoire, honneur, puissance, grandeur. Qu’il ne se laisse point arrêter par la tourbe des mauvais rois… » À ce langage caressant où impérieux, Guillaume répondit : « Je vous envoie le denier de saint Pierre, car j’ai trouvé que mes prédécesseurs en agissaient ainsi ; mais rendre l’hommage de fidélité, je ne l’ai voulu ni ne le veux, car je ne l’ai pas promis, et je ne trouve pas que mes prédécesseurs aient promis cela aux vôtres. » La politique de Guillaume se montre ici à découvert. Son grand objet, obstinément poursuivi, fut de se passer de Rome le plus possible et de constituer à Cantorbéry, sous le nom de primat, une sorte de pape national choisi de sa main et gouvernant sous lui cette église encore ennemie qu’il s’agissait de conquérir en la transformant. Lanfranc fut l’homme choisi pour appliquer cette politique, et il faut dire qu’il s’en fit l’instrument volontaire et docile. Quand on voit ce moine italien, si actif et si délié, qui, après avoir blâmé comme docteur en droit canon le mariage de Guillaume le Conquérant avec Mathilde, s’en était fait sans scrupule le négociateur complaisant et heureux à la cour de Rome, quand on le voit refuser d’être archevêque de Cantorbéry, c’est-à-dire le premier personnage de l’Angleterre après le roi, sous prétexte de modestie et de goût pour la retraite, il est bien difficile de ne pas dire avec M. de Rémusat que cette répugnance, sans être hypocrite, n’était pas entièrement sincère, et on sourit d’adhésion à ce piquant retour de l’historien sur les mœurs du dernier régime parlementaire : « Qui donc n’a vingt fois refusé le pouvoir avec la certitude de l’accepter, pourvu qu’on insistât, et qui n’en a pas dit assez, avant de le prendre, pour se persuader suffisamment qu’il y avait été contraint ? » Quoi qu’il faille penser de cette conjecture de M. de Rémusat, juge si clairvoyant et si autorisé en de pareils cas de