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de la baleine m’avaient attristé de la manière la plus profonde. Pauvre animal ! contre cette canaille de rats, qui vient se nicher dans ton corps et te ronge incessamment, il n’y a point de remède, et tu les traînes avec toi jusqu’à la fin de tes jours ; tu as beau t’élancer du nord au sud et te frotter contre les glaçons des deux pôles : tu ne peux te débarrasser de ces vilains rats ! Mais quelque peiné que je fusse de l’avanie des pauvres baleines, mon âme fut bien autrement émue par le sort tragique de ce vieillard qui, selon l’hypothèse mythologique du savant russe, était le ci-devant roi des dieux, Jupiter le Chronide. Oui, lui aussi fut soumis à la fatalité du destin, à laquelle les immortels même ne purent échapper, et le spectacle de pareilles calamités nous effraie, en nous remplissant de pitié et d’amertume. Soyez donc Jupiter, soyez le souverain maître du monde, qui en fronçant son sourcil faisait trembler l’univers, soyez chanté par Homère et sculpté par Phidias, en or et en ivoire ; soyez adoré par cent peuples pendant de longs siècles, soyez l’amant de Sémélé, de Danaë, d’Europe, d’Alcmène, de Léto, de Io, de Léda, de Caliste ! — de tout cela il ne restera à la fin qu’un vieillard décrépit, qui, pour gagner sa misérable vie, se voit obligé de se faire marchand de peaux de lapin, comme un pauvre Savoyard. On pareil spectacle fera sans doute plaisir à la vile multitude, qui insulte le lendemain ce qu’elle a adoré la veille. Peut-être parmi ces bonnes gens se trouvent les descendans de ces malheureux bœufs qui furent jadis immolés en hécatombes sur l’autel de Jupiter : qu’ils se réjouissent de sa chute, qu’ils le bafouent à leur aise pour venger le sang de leurs ancêtres, victimes de l’idolâtrie. Quant à moi, mon âme est singulièrement émue, et je suis saisi d’une douloureuse commisération à la vue de cette auguste infortune.

Cet attendrissement m’a peut-être empêché d’atteindre, dans mon récit, à cette sérénité sérieuse qui sied si bien à l’historien, et à cette gravité austère qu’on n’acquiert qu’en France, aussi j’avoue avee modestie toute mon infériorité vis-à-vis des grands maîtres de ce genre, et en recommandant mon œuvre à l’indulgence du bénévole lecteur, pour lequel j’ai toujours professé le plus grand respect, je termine ici la première partie de mon histoire des Dieux en exil.


HENRI HEINE.