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De grandes dalles de marbre, des fragmens de mur carrés et des débris de toiture à forme triangulaire y sont répandus, à moitié enfoncés dans le sol. J’ai passé, continua le jeune homme, souvent bien des heures à examiner les combats et les jeux, les danses et les processions, les belles et bouffonnes figures qui y sont sculptés ; malheureusement ces sculptures sont fortement endommagées par le temps et recouvertes de mousse et de plantes grimpantes. Mon père, à qui je demandai un jour ce que signifiaient ces ruines, me répondit que c’étaient les restes d’un ancien temple où avait résidé jadis un dieu païen, qui non-seulement s’était livré aux débauches les plus crapuleuses, mais qui de plus s’était souillé par l’inceste et des vices infâmes ; que dans leur aveuglement les idolâtres n’en avaient pas moins immolé des bœufs, souvent par centaines, au pied de son autel. Mon père m’assurait qu’on y voyait encore la cuve de marbre où l’on avait recueilli le sang des victimes, et que c’était précisément l’auge où je faisais boire souvent à mes cochons l’eau de pluie qui s’y était amassée, et où je conservais aussi les épluchures que mes animaux dévoraient avec tant d’appétit.

Quand le jeune marin eut parlé ainsi, le vieillard poussa un profond soupir qui trahissait la plus poignante douleur ; il s’affaissa et retomba sur son siège de pierre, et, se cachant le visage dans ses deux mains, il se mit à pleurer comme un enfant. L’oiseau à son côté poussa des cris terribles, déploya ses ailes énormes, et menaça les étrangers de ses serres et de son bec. La vieille chèvre fit entendre des gémissemens et lécha les mains de son maître, dont elle semblait vouloir apaiser les chagrins par ses humbles caresses. À cet aspect, un singulier serrement de cœur s’empara des marins ; ils quittèrent la cabane en toute hâte, et ne se sentirent à l’aise que lorsqu’ils n’entendirent plus les sanglots du vieillard, les croassemens du vilain oiseau et les bêlemens de la vieille chèvre. Quand ils furent de retour à bord de leur vaisseau, ils y racontèrent leur aventure. Parmi l’équipage se trouvait un savant qui déclara que c’était là un événement de la plus haute importance. Posant d’un air sagace l’index de sa main droite à l’une de ses narines, il assura les marins que le vieillard de l’île des Lapins était, sans aucun doute, l’ancien dieu Jupiter, fils de Saturne et de Rhéa, autrefois souverain maître des dieux ; que l’oiseau qu’ils avaient vu à ses côtés était évidemment le fameux aigle qui avait porté la foudre dans ses serres, et que, selon toute apparence, la chèvre était la vieille nourrice Amalthée qui avait autrefois allaité le dieu dans l’île de Crète, et qui maintenant continuait à le nourrir de son lait dans l’île des Lapins.

Tel fut le récit de Niels Andersen, et j’en eus le cœur navré. Je ne m’en cache pas ; déjà ses révélations au sujet des secrètes souffrances