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sa pensée : voilà bien l’idylle souriante et calme placée avec art au milieu du mouvement agité des choses humaines. Le récit est à peine terminé, que Bruce arrive au rendez-vous ; le fer croise le fer, et le vieux gentilhomme tombe mort en tuant celui dont la médisance railleuse a flétri ce pur souvenir. Cette fin chevaleresque est le digne couronnement du poème. Il y a longtemps que la reine de Bohême n’existé plus, il y a longtemps que les cheveux de Sackville ont blanchi : comment ne pas être touché de cette fidélité obstinée et de ce juvénile courage ?

Tel a été, depuis les affectueux appels du Veilleur de nuit, le mouvement de la littérature poétique en Allemagne. M. Dingelstedt signalait aux nouvelles écoles des domaines désormais pacifiés ; on voit que plus d’un écrivain d’élite a justifié ses espérances. C’est surtout un symptôme heureux, quand des hommes engagés naguère dans la lutte reviennent sans découragement ni rancune, mais avec une âme sereine et forte, aux études qui sont la véritable vocation de leur vie. L’auteur de Sackville écrit en souriant à la première page de son poème : « Qu’est ceci ? Une course rapide, impétueuse, une aventure tantôt idyllique et tantôt pleine d’émotion, un récit très simple parfois et parfois aussi très varié, en un mot un poème qui ne prouve rien. » Après la poésie politique, dont l’art a tant souffert avant 1848, les poèmes qui se proposent un but si modeste sont un progrès fécond. En renonçant à une influence d’un jour, la poésie retrouve l’influence générale dont elle a le privilège. Il est bien qu’elle s’y prépare, ici par des études sur le passé, par des traductions d’œuvres étrangères, là par des essais plus libres et d’ingénieuses Innovations. Tous ces groupes d’écrivains dont nous avons tâché de déterminer le caractère ne se ressemblent pas sans doute : on peut affirmer cependant qu’un même amour de l’art, une même ambition littéraire les soutient. Des inquiètes passions politiques entretenues par l’ancien ordre de choses, il ne reste plus, Dieu merci ! que la pure inspiration libérale ; ce n’est pas nous qui conseillerons aux poètes de méconnaître la foi de leur époque. Quant à ces fureurs anti-chrétiennes dont le scandale a affligé si longtemps le pays des ferveurs spiritualistes, si elles reparaissent encore sur certains points, il est évident qu’elles sont obligées de prendre un masque, et cette timidité, indice d’une transformation secrète, n’est pas un des signes les moins curieux du travail des esprits. Tandis que les jeunes poètes rivalisent ainsi d’ardeur, des voix respectées font entendre comme un suprême accord. Écoutez par exemple le vieux Justinus Kerner, qui recueille dans son Dernier Bouquet de Lieder maintes pièces écrites depuis 1848, épigrammes inoffensives contre les patriotes à grand fracas, railleries aimables adressées aux rêveurs politiques, touchantes paroles de félicitation au vieux roi de Wurtemberg. Les derniers accens d’une période disparue se mêlant ainsi avec grâce aux préludes de la journée qui s’apprête. Justinus Kerner avait gardé le silence pendant les années tumultueuses ; l’heure est opportune aujourd’hui pour ces touchans adieux, et si tous ces accens combinés ne forment pas encore une symphonie complète, il faut y voir une ouverture brillante dont les promesses doivent être accueillies avec joie.


SAINT-RENE TAILLANDIER.