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d’amour, et la haine seule y brûle. La belle création de Dieu est changée en un cimetière. Ainsi l’ont voulu les dévots.

« Louez le Seigneur ! Le cabaret s’est rouvert. Voyez, les saints sont comme frappés de la foudre, et les prisonniers ont brisé leurs liens ! Louez le Seigneur !

« Louez le Seigneur ! la rose fleurit de nouveau ; Bulbul chante les anciens chants d’amour, et le bouton perce son étroite enveloppe. Louez le Seigneur !

« Louez le Seigneur ! les rubis du vin étincellent ; avec lui étincellent aussi les rubis de la bouche qui me ravit d’amour. Voici la joie, voici la vie, voici le salut. Louez le Seigneur ! »


Si M. Daumer ne relevait par la merveilleuse adresse de la forme et l’éclat des couleurs orientales ces banalités de l’épicuréisme, il n’y aurait pas lieu de s’y arrêter. Ce qui m’intéresse avant tout dans ces brillantes strophes, c’est la transformation de l’athéisme hégélien. M. Daumer est issu de cette école ; mais il avait de mystiques instincts qui cherchaient une foi où se rattacher, et c’est ainsi que le sensualisme, uni à une certaine exaltation, a fait du collaborateur de M. Feuerbach un poète mahométan. Le poétique muphti me permettra de ne pas discuter sa foi. Qu’il y ait en ce moment chez nos voisins une espèce d’école mahométane ; que Mme Bettina d’Arnim, dans ses Entretiens avec les Démons, ait paru se réunir dernièrement à la petite église de M. Daumer ; qu’un poète inconnu, dans un livre intitulé Abdul, ait mis la philosophie hégélienne sous la protection du croissant, en vérité nous n’attacherons pas à ces incartades littéraires plus d’importance qu’elles n’en méritent. Nous serons même tenté de refuser aux spirituels auteurs le bénéfice du scandale et de signaler leurs œuvres comme un symptôme heureux : n’est-ce pas une preuve que l’athéisme de ces dernières années n’ose plus se produire à visage découvert ? N’est-ce pas un indice des vagues sentimens religieux qui s’éveillent chez ceux-là même qui niaient hier toute religion ?

Cette transformation se poursuivra. Je n’oublie pas que l’auteur d’Hafiz, avant de composer ses poèmes mahométans, avait publié en 1841 un charmant recueil de poésies catholiques intitulé la Gloire de la sainte vierge Marie. Ce recueil, que M. Daumer avait donné sous un faux nom et qu’il convient de lui restituer aujourd’hui, contient toute une série de légendes empruntées aux plus suaves traditions chrétiennes du moyen âge. Les récits populaires, les chroniques des abbayes, les vies des saints, toutes les œuvres de la foi naïve de nos pères, ont fourni à l’auteur une merveilleuse couronne de fleurs qu’il consacre à la Vierge. Il prend plaisir à traduire en vers tous ces récits, et il y déploie une grâce incomparable. Étranges mystères d’une âme troublée ! M. Daumer composait ce livre charmant à l’époque même où, dans ses traités philosophiques, il poussait contre la religion du Christ les plus odieux blasphèmes. Au moment de renier le christianisme, il semblait comprendre et regretter avec larmes les trésors d’amour que renferment nos traditions religieuses. Il est vrai que ce recueil, où brille à la première page une strophe charmante de Novalis à la Vierge, se termine par la citation des deux derniers vers de Faust : « L’éternel féminin nous attire. Das Ewigweibliche - Zieht uns hinan ! » Ce n’est pas assez : pour rendre sa pensée plus claire, l’auteur reproduit, en forme de conclusion, une page de l’athée