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fini par voiler sa raison, M. Nicolas Lenau venait de mourir, et M. Grün avait rassemblé d’une main pieuse ses dernières strophes et ses poèmes inachevés. Or ce poétique testament de l’auteur de Savonarole semblait aussi, comme le Romancero d’Henri Heine, rouvrir les domaines de l’idéal. Celui-ci malade, frappé de paralysie, privé des enchantemens de la lumière, appelait l’imagination à son aide ; celui-là, disputant sa raison au mal qui devait l’emporter, chantait encore jusqu’à la dernière heure, sans que le désespoir de son âme attristât ses éclatantes peintures.

Voilà un noble exemple pour l’Allemagne. Assez longtemps la poésie n’a été que la servante des polémiques du jour ; on doit comprendre enfin le rôle sublime qui lui a été dévolu ici-bas. Si ce pays est malade, si toutes les traces des révolutions n’ont pas encore disparu, si bien des espérances légitimes sont cruellement froissées, faut-il pour cela que l’imagination renie ses privilèges ? Si la paix au contraire apporte déjà ses dons, n’est-ce pas l’heure où la poésie doit renaître ? A quelque point de vue que l’on se place, on comprend le mouvement littéraire dont nous voulons signaler les symptômes. Divisés encore sur tant de points, les esprits s’unissent au moins dans cette pensée, et maintes forces naguère dispersées en de vaines œuvres retrouvent heureusement leur emploi. Rappelez-vous ce qu’était la poésie allemande il y a dix ans. Cris de guerre, discussions politiques, pétitions au roi de Prusse, journaux distribués en strophes, voilà ce que MM. Herwegh et Freiligrath avaient mis à la mode. « Quel piaillement ! s’écrie Henri Heine. On dirait les oies qui ont sauvé le Capitule. » Et cependant Henri Heine lui-même, dans les brillantes fantaisies de son Conte d’Hiver, avait payé un large tribut aux inspirations du moment. Aujourd’hui, le dernier recueil de l’audacieux humoriste et les œuvres posthumes de Lenau évoquent librement les figures du passé. De la Judée à l’Amérique, Henri Heine nous donne le fantasque romancero de l’histoire universelle, et Nicolas Lenau, dans l’ébauche de son drame de Don Juan, dépose les suprêmes accens de sa profonde et mélancolique pensée. Ils avaient tous les deux, le premier par sa gaieté aventureuse, le second par sa pénétrante tristesse, exprimé et envenimé peut-être le malaise d’une période troublée ; cette période, voilà qu’ils la terminent aujourd’hui. Henri Heine et Nicolas Lenau ont préludé par leurs derniers chants au réveil des écoles sérieuses et inauguré la seconde moitié du siècle.


I

Le caractère commun aux tentatives poétiques de ces dernières années en Allemagne, c’est la substitution presque générale de la tendance critique et contemplative aux stériles ardeurs de la polémique. Je ne parlerai que des œuvres les plus importantes, mais dans celles-là même que je n’aurai pas à appréciée ici, il y a comme une fleur d’inspiration plus calme et plus savante. Tantôt ce seront des compositions habiles où un artiste soigneux s’essaie à reproduire des tableaux du passé ; tantôt ce seront des traductions, des esquisses, des ébauches d’après les littératures étrangères, et les siècles les plus opposés, les littératures les plus dissemblables provoqueront également le zèle des écrivains ; des poètes même accoutumés à produire ouvertement leurs pensées