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effrayans. Malgré cet anathème, la position de Pluton resta la même dans le fond. Pluton, le dieu du monde souterrain, et son frère Neptune, le dieu des mers, n’ont pas émigré comme leurs parens, les autres dieux : même après la victoire du Christ, ils restèrent tous les deux dans leur domaine, dans leur élément. Sur terre, on avait beau débiter les fables les plus absurdes sur son compte : le vieux Pluton était chaudement assis, là-bas, auprès de sa belle Proserpine. Neptune est le dieu qui eut à supporter le moins d’avanies : ni les sons des cloches, ni les accords de l’orgue ne pouvaient offenser son oreille au fond de son océan, où il résidait en paix auprès d’Amphitrite, sa bonne femme, et entouré de blanches néréides et de joufflus tritons. De temps à autre seulement, lorsque quelque jeune marin passait la ligne pour la première fois, le dieu sortait du sein des flots, le trident à la main, la tête couronnée de roseaux et sa longue barbe descendant en flots argentés jusqu’à son nombril. Alors il donnait au néophyte le terrible baptême de l’eau de mer, en même temps il prononçait un long discours rempli de plaisanteries de marin, et dont il crachait plutôt qu’il ne prononçait les paroles, saucées du jus acre et jaune de la chique, à la grande joie de ses auditeurs goudronnés. Un de mes amis, qui m’a raconté comment on célèbre à bord des navires ce mystère océanique, m’a assuré que les matelots, qui riaient avec la plus grande hilarité à l’aspect de cette burlesque figure de carnaval représentant Neptune, n’avaient au fond du cœur pas le moindre doute sur l’existence de ce dieu, dont ils invoquaient même parfois l’assistance dans les grands dangers.

Neptune resta donc le souverain de l’empire des mers, de même que Pluton, malgré sa métamorphose diabolique, conserva le trône du Tartare. Ils furent tous deux plus heureux que leur frère Jupiter, qui dut souffrir tout particulièrement des vicissitudes du sort. Ce troisième fils de Saturne, qui, après la chute de son père, s’était arrogé la souveraineté des cieux, trôna pendant une longue suite de siècles au sommet de l’Olympe, entouré d’une cour riante de hauts et de très hauts dieux et demi-dieux, ainsi que de hautes et de très hautes déesses et de nymphes, leurs célestes dames d’atour et filles d’honneur, qui tous menaient joyeuse vie, repus d’ambroisie et de nectar, méprisant les manans attachés ici-bas à la glèbe, et n’ayant aucun souci du lendemain. Hélas ! quand fut proclamé le règne de la croix, de la souffrance, le grand Chronide émigra et disparut au milieu du tumulte des peuples barbares qui envahirent le monde romain. On perdit les traces de l’ex-dieu, et c’est en vain que j’ai interrogé les vieilles chroniques et les vieilles femmes : personne n’a pu me fournir des renseignemens sur sa destinée. J’ai fouillé dans beaucoup de bibliothèques, où je me fis montrer les codex les plus magni-