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Russie n’entretient dans ces montagnes qu’une école militaire pratique à l’usage de ses officiers ; mais quand on la voit perdre tant de braves soldats et exposer la vie de ses plus chers généraux, on ne peut s’empêcher de penser différemment, car si c’était un amusement, il faudrait, reconnaître au moins qu’il coûte bien cher, et l’on sait que l’empereur de Russie aime trop ses sujets pour que son cœur put accepter si longtemps un pareil sacrifice. Il faut donc trouver à la durée de cette guerre de plus sérieuses causes, sur lesquelles l’étude des faces diverses d’une si grave question peut seule jeter quelques lumières. Ce qui est certain, c’est que la Russie poursuit au Caucase une œuvre de civilisation, et, quelles que puissent être les chances par lesquelles elle devra passer avant d’arriver à un résultat définitif, nous ne pouvons, nous Français, faire autrement que d’applaudir à ses succès sur cette frontière de l’Europe.

Il était environ quatre heures de l’après-midi, quand nous rentrâmes à la forteresse de Vnézapné. Une grande partie des troupes de notre petite expédition était restée à Kaça-Iourt, d’où chaque fraction devait retourner au lieu de son séjour habituel. Nous n’avions plus avec nous que les compagnies qui étaient cantonnées à Vnézapné et les blessés qui devaient entrer à l’hôpital. Ces malheureux avaient été frappés presque au milieu de la nuit précédente, et ils avaient ainsi passé plus de douze heures sur une charrette non suspendue ; cependant pas un cri, pas une plainte n’avait encore trahi leurs souffrances. Quand nous parûmes devant la porte de la forteresse, nous assistâmes à une scène touchante. Chacun de nous avait des amis qui étaient restés là pour nous attendre. Ils nous avaient vus partir avec la persuasion que nous allions faire tout simplement une course d’agrément, et qu’on juge de leur anxiété, lorsque, dans la nuit, ils entendirent la fusillade et le bruit du canon qui leur arrivaient très distinctement à cause du rapprochement produit, par la ligne droite. Ils étaient restés dehors pendant tout le temps, et, prêtant une oreille attentive ils avaient suivi, au hasard de leur imagination toutes les phases de notre marche rétrograde. Il fallait voir avec quelle inquiétude chacun de ces hommes restés à la forteresse cherchait ses amis dans nos rangs ! Cette nuit avait dû leur paraître bien longue ! Comme en définitive il n’y avait pas beaucoup de mal, on n’eut bientôt plus qu’à nous féliciter de notre heureux retour, et toute la soirée se passa en joyeux propos.

Pour ce qui me regardait personnellement, j’étais assez satisfait (pourquoi craindrais-je de le dire ?) de la manière dont j’avais traversé cette épreuve, qui était un sujet de commentaires pour tout le monde. Cette course, faite en amateur, me valut une réputation de courage qui dépassa bientôt toutes les limites de la vérité, de telle