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le regretteront peut-être ; mais ils sont depuis si longtemps familiarisés avec l’idée de la mort, qu’elle n’a plus d’aspects effrayans pour eux. De plus, la vue du cadavre d’un homme qu’une mort rapide est venue frapper dans un moment d’action n’a rien de bien attristant, et ses traits portent encore longtemps les traces de l’expression qu’ils avaient au moment où il est tombé.

Enfin on s’arrêta en plein champ, au milieu de la plaine. Un peu de repos n’était pas à dédaigner. Le prince Bariatinski avait fait porter avec lui tout ce qui pouvait compléter un déjeuner passable, auquel on fit, comme on pense bien grand honneur, et bientôt on se mit à raconter les nombreux épisodes de la nuit. Certainement, cette affaire n’était rien pour ces hommes qui avaient assisté à tant d’engagemens plus sérieux, mais elle avait une grande importance pour beaucoup de jeunes soldats qui venaient d’y recevoir, comme on dit, le baptême du feu, et qui s’étaient vaillamment conduits, à la grande satisfaction de leurs officiers et des braves vétérans qui, par des récits de batailles, formaient depuis longtemps les cœurs de leurs compagnons inexpérimentés à cette périlleuse existence. L’honneur du régiment était bien confié. Le fait suivant pourra donner une idée de la force de l’esprit de corps qui existe chez les Kabardiens. Un officier grièvement blessé au moment d’une lutte terrible contre les montagnards n’eut rien de plus important à dire à son colonel, qui était venu le voir : « Eh bien ! osera-t-on prétendre encore que ceux du régiment de Koura valent autant que nous ? »

Le prince Bariatinski, que, pendant l’action, on avait vu sur tous les points où les circonstances pouvaient demander la présence du chef, était satisfait de la manière dont il avait relié connaissance avec ses officiers et ses soldats, qui, de leur côté, avaient admiré son calme et sa présence d’esprit. Ils pouvaient supposer, dès ce moment, que cette course n’était que le faible prélude de beaucoup d’autres plus sérieuses, de celles, en un mot, qui depuis ont porté si haut le nom de cet officier. Le colonel Lévitzki, dont la prédiction ne s’était que trop bien accomplie, avait son habit percé de cinq balles, dont une seulement l’avait légèrement touché. Il avait eu son trompette et l’aide de camp de son bataillon blessés à ses côtés[1].

Tout était donc fini. Il ne nous restait plus qu’à reprendre le chemin de Kaça-Iourt, et de là celui de Vnézapné. Le même jour, un fort détachement de Circassiens, envoyé par Shamyl au secours du village un moment menacé, vint s’établir à la porte de Goëtimir, où

  1. L’aide de camp du bataillon est un officier qui remplit des fonctions analogues à celles de l’adjudant sous-officier dans l’armée française.