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aise de l’accompagner, je pusse rester à la forteresse pour y attendre son retour. Il n’y avait pas à hésiter : j’acceptai avec empressement la proposition qui m’était faite d’assister à l’incursion projetée, et dès ce moment nous ne nous occupâmes plus qu’à mettre nos armes en bon état. Un officier distingué du régiment de Kabarda, le colonel Lévitzki, avec qui je m’étais lié d’une affection toute particulière, parce qu’il m’avait donné des preuves d’une véritable amitié et qu’il joignait à un grand cœur une haute intelligence, m’avait engagé à charger au moins un de mes pistolets avec du gros plomb, afin d’être plus sûr, au besoin, de mettre un agresseur hors de combat. Je suivis ce conseil, qui peut être surtout très utile dans les pays soumis à la Russie, parce que là on n’a à craindre ordinairement que des brigands que la moindre blessure peut faire retrouver par la police russe. Aussi ces coupeurs de route abandonnent-ils le combat dès qu’un des leurs a été blessé, poussant même le soin de leur sûreté jusqu’à se débarrasser de celui-ci par un meurtre, afin d’anéantir toute trace qui pourrait les trahir. Dans le Caucase, c’est mauvais signe quand on en vient à se servir du pistolet ; là l’ennemi n’agit de près que lorsqu’il se bat en désespéré ou qu’il considère son succès comme certain.

Tous nos préparatifs de départ une fois achevés, le colonel Lévitzki m’invita à prendre le thé avec lui, en m’engageant à manger le moins possible, dans la prévision de quelqu’une de ces blessures qu’un surcroît de nourriture peut rendre plus dangereuses. Il en parlait, disait-il, par expérience. Nous étions tranquillement assis par terre, dans un coin de la cour de la forteresse, quand un officier vint, de la part du prince Bariatinski, me dire que j’étais attendu pour le souper. Le grand air excite singulièrement l’appétit ; négligeant les avis pleins de sagesse qu’on venait de me donner, je me rendis immédiatement chez le prince. Ce repas, qui réunissait des hommes prêts à commencer une entreprise dont il était impossible d’apprécier les chances, ne fut pas triste ; mais il ne fut pas gai non plus, car on ne savait pas si toutes les personnes qui se trouvaient là se reverraient au retour. On ne parle pas beaucoup la veille d’un combat, et si la gaieté se montre parfois, elle n’est généralement accueillie que du bout des lèvres. La solennité du moment elles préoccupations de l’avenir sont trop puissantes pour laisser place aux facéties ordinaires. C’était la première fois d’ailleurs que le prince Bariatinski allait commander en chef et assumer sur sa tête toute la responsabilité d’une expédition[1].

  1. C’est le mot consacré. Les Russes l’emploient dans leur langue pour désigner toute opération un peu importante dirigée contre les Circassiens.