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comme chacun le sait, très solide. Il joint à une haute opinion de la puissance de son pays une grande confiance dans la sagesse de son chef suprême, et, une forte dose de fatalisme aidant, il est ce qu’on appelle un bon soldat. L’officier fait peut-être trop de cas de la bravoure personnelle, qu’il semble priser plus que la science militaire ; aussi s’entend-il mieux souvent à soutenir le feu de l’action qu’à la diriger. Il a plutôt les qualités d’un vaillant soldat que celles d’un chef habile[1]. Toujours prêt à se jeter au milieu du danger, il ménage peu sa vie et l’expose trop souvent comme le dernier de ses soldats. On cite à ce propos, dans l’armée du Caucase, un mot bien caractéristique d’un général en chef. On venait lui annoncer que l’officier supérieur commandant son arrière-garde faisait le coup de fusil comme un simple soldat. Il répondit : « Eh bien ! nous avons un soldat de plus et un général de moins. »

J’étais depuis quelque temps à Vnézapné, j’avais déjà parcouru les parties accessibles du pays environnant, j’avais dessiné tous les points de vue qui me paraissaient un peu pittoresques, et l’existence casanière qu’on mène en pareil lieu commençait à me devenir fastidieuse, malgré l’agréable société de quelques officiers, quand une circonstance imprévue vint faire diversion à mes pensées.

Un matin, on vit arrivera la porte du Forsladt[2] un homme portant le costume circassien et ayant la tête rasée, comme un vrai disciple de Mahomet : la garde l’arrêta ; mais qu’on juge de l’étonnement des soldats, quand dans le prétendu Tchétchen ils reconnurent Ivan, leur ancien camarade, qu’ils avaient perdu depuis huit mois ! Conduit immédiatement devant son colonel, Ivan raconta comment, dans des circonstances dont il n’avait qu’une idée confuse, il avait été enlevé de l’aoul et amené prisonnier dans les montagnes. On ne lui avait fait subir aucun mauvais traitement. Pris pour domestique par un chef circassien, il avait mené une existence qui aurait pu être tranquille, si le souvenir de ses compagnons d’armes et de son pays avait laissé son cœur en repos ; mais les velléités de fuite s’évanouissaient toujours devant de nombreux obstacles, lorsqu’un jour une bonne occasion se présenta. On l’avait envoyé cueillir des noisettes dans la forêt Une fois dans le bois, les chances de réussite excitèrent son courage, et il prit intrépidement le chemin de la Russie.

  1. Avant d’aller au Caucase, j’avais entendu dire en Russie que les officiers, pour ne pas être exposés de préférence aux balles des Circassiens, revêtaient en expédition l’uniforme du soldat. Il faut bien peu connaître l’esprit de l’armée russe pour prêter créance à de si pauvres inventions. Il est bon de dire que le Caucase est pour certains Russes un tel sujet de frayeur, qu’ils croient volontiers à toutes les fables terribles qu’on leur débite sur ce pays.
  2. C’est une attenance de la forteresse, où logent les officiers, les soldats mariés et les troupes que ne peut contenir la forteresse proprement dite. Les Tatares amis ne peuvent y entrer que de jour et en déposant leurs armes à la porte.