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son insouciance, l’enivrent et profitent de son sommeil pour l’emporter dans les montagnes. Si leur projet devient impraticable, ils l’assassinent, pourvu qu’ils aient le moindre espoir de le faire impunément. Exposé chaque jour à la mort, le soldat russe finit par devenir indifférent à toute espèce de dangers, et il s’inquiète peu de ce qui arrivera, s’il peut s’amuser un moment. Il croit aussi que, lorsque son heure dernière aura sonné, il ferait inutilement des efforts pour retarder une mort inévitable.

On peut maintenant se faire une idée du pays et des hommes au milieu desquels j’allais vivre, quand j’arrivai à Vnézapné dans les premiers jours du mois de septembre de l’année 1847. Vnézapné est le nom d’une forteresse qui s’élève sur la rive droite d’un petit cours d’eau venu des montagnes et qui tient en respect les Tatares du village d’Andreva, le plus grand et le plus populeux de toute la contrée. La forteresse était jadis située sur une petite butte de la rive opposée ; mais quoique sa position fût meilleure au point de vue de la défense, la difficulté de se procurer de l’eau, qui avait fait dire « qu’un seau d’eau coûtait un seau de sang, » a forcé depuis longtemps les Russes à s’établir là où ils sont aujourd’hui.

Comme la plupart des forteresses du Caucase, le petit établissement de Vnézapné est protégé par des remparts en terre et entouré d’un fossé. Il est armé d’une quarantaine de bouches à feu ; c’est un matériel très suffisant pour la défense d’un fort dont l’enceinte est aussi peu développée. Avec ses quarante canons, Vnézapné est à peu près imprenable pour les Circassiens, qui peuvent bien tenter des coups de main sur les campemens russes, mais qui sont dans l’impossibilité de faire régulièrement un siège contre n’importe quel point fortifié. La petite forteresse s’élève près de l’aoul d’Andreva et à l’entrée d’une vallée occupée par l’ennemi. On peut même, du haut des remparts, apercevoir la fumée des villages circassiens. Vnézapné doit à cette situation une importance toute particulière, et on la compte au premier rang parmi les forteresses russes de tout le Caucase. Le pays qui l’entoure est boisé du côté du sud, et la végétation ne tarderait pas à envahir le terrain voisin des remparts, si les soldats n’avaient la précaution de détruire les arbustes qui poussent dans les alentours, afin de n’être pas exposés aux balles des abrecks. Malgré cette précaution, les indomptables partisans de Shamyl trouvent encore le moyen de se glisser jusqu’à une portée de fusil des remparts pour tirer sur les hommes dans le court trajet qu’ils ont à faire parfois de la forteresse à l’aoul d’Andreva.

La présence d’un Français, d’un Frenck, comme ils nous appellent, fit événement chez les habitans russes comme chez les Tatares de Vnézapné et d’Andreva. Jamais ils n’avaient vu un étranger venu