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dont les contreforts viennent expirer dans la plaine des Tatares-Koumouiks. Cette plaine n’est elle-même que la continuation des steppes qui s’étendent de la mer Caspienne à la mer d’Azof ; elle est fermée au nord par le Térek, large fleuve qui la sépare dans toute sa longueur du pays habité par les Cosaques de la ligne[1]. Bien qu’elle soit peuplée de nombreux villages, elle est à peu près inculte, parce que les habitans, quoiqu’offrant assez d’analogie avec les Tchétchens et musulmans comme eux, ne peuvent s’écarter sans danger de la portée des canons qui défendent leurs aouls (villages). Aussi le laboureur mène-t-il sa charrue avec la carabine sur l’épaule et le poignard à la ceinture. Du reste, les habitans de la plaine travaillent peu ; ils font peu ou point de commerce, et l’on se demande comment ils font pour vivre depuis que les Russes, auxquels ils sont soumis, ne leur permettent plus de se livrer au pillage, ce dont ils se vengent en faisant tout le mal qu’ils peuvent à leurs conquérans.

La montagne au contraire, excepté dans ses parties les plus élevées, présente à la vue une belle végétation qui produit en beaucoup d’endroits des forêts impénétrables, remparts des indomptables Tchétchens. Pour protéger ses conquêtes contre ces turbulens ennemis, la Russie a établi une ligne de forteresses sur les dernières pentes de la chaîne. Les troupes qui les occupent communiquent entre elles au moyen de forts détachemens qui marchent toujours avec du canon. Tout cet appareil de guerre n’empêche pas les Tchétchens, qui forment la plus audacieuse et la plus infatigable cavalerie légère que l’on puisse voir, de passer journellement entre ces forteresses et de battre en tous sens la plaine des Koumouiks, poussant quelquefois leurs excursions jusqu’au-delà du Térek. On les voit partout où il y a quelque chose à prendre, quelques bestiaux à enlever, quelque ennemi à égorger, qu’il soit Russe ou Tatare, car dans leurs goûts de pillage ils n’épargnent pas beaucoup plus leurs coreligionnaires soumis de force à la Russie que les Russes eux-mêmes. Je les ai vus plus d’une fois arriver inopinément à la porte même d’un village fortifié, enlever ce qui leur tombait sous la main, et disparaître avant qu’on eût eu le temps de prendre les armes. Peu de temps après mon arrivée dans les provinces caucasiennes, un moullah (prêtre musulman), comptant sur le saint prestige de ses fonctions sacerdotales, sortit du village d’Andreva, accompagné de trois serviteurs seulement ; il était à peine en dehors de la palissade qui protège les maisons, qu’il fut assassiné avec deux de ses gens ; le troisième eut le bonheur de se sauver et vint donner l’alarme. On mit immédiatement les troupes

  1. On appelle ainsi tous les Cosaques établis sur la ligne qui s’étend le long des montagnes du Caucase.