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heureux. La nature est triste dans ces contrées ; nul oiseau n’y chante, on n’y entend que les mouettes qui de temps à autre s’élancent de leurs nids cachés dans le sable, et annoncent la tempête par leurs cris aigus et plaintifs. Parfois aussi on voit un goéland, oiseau de mauvais augure qui voltige sur la mer en déployant ses blanches ailes de spectre. Le clapotement monotone des vagues qui se brisent sur la plage ou contre les dunes s’accorde très bien avec les sombres files de nuages qui traversent le ciel. Les hommes n’y chantent pas non plus. Sur cette côte mélancolique ne retentit jamais le refrain d’une chanson populaire. Les habitans de la Frise sont graves, probes, raisonnables plutôt que religieux, et bien qu’ils aient perdu leurs institutions démocratiques d’autrefois, ils n’en ont pas moins gardé un esprit d’indépendance, héritage de leurs intrépides aïeux, qui avaient combattu avec héroïsme contre les envahissemens de l’océan et des princes du Nord. De pareilles gens ne s’abandonnent point aux rêveries mystiques, et ne sont guère troublés non plus par la tourmente de la pensée. Pour le pêcheur qui habite le Siehl solitaire, l’essentiel c’est la pêche, et de temps à autre le péage que lui paient les voyageurs qui se font transporter dans une des îles voisines.

À une certaine époque de l’année, dit-on, précisément à l’heure de midi, au moment où le pêcheur est à table et dine avec sa famille dans la grande chambre, un étranger arrive et prie le maître de la maison de lui accorder quelques momens pour parler affaires. Le pêcheur, après avoir vainement invité l’étranger à partager son modeste repas, finit par accéder à sa demande, et tous deux vont s’attabler, à l’écart de la famille, dans la niche d’une fenêtre. Je ne décrirai point l’extérieur du voyageur avec des détails oiseux, à l’instar de nos romanciers du jour. Pour la tâche que je me suis imposée, il suffira de donner son signalement. Le voici en peu de mots. L’étranger est un petit homme déjà avancé en âge, mais encore vert, en un mot un vieillard juvénile, ayant de l’embonpoint sans être obèse, de petites joues potelées et rouges comme des pommes d’api, des yeux scrutateurs clignotant avec vivacité de côté et d’autre, et une petite tête poudrée et coiffée d’un petit chapeau à trois cornes. Sous une houppelande d’un jaune clair, garnie d’une infinité de petits collets, notre homme porte le costume suranné que nous voyons sur les vieux portraits de négocians hollandais, et qui dénote une certaine aisance : un habit en soie vert-pomme, un gilet brodé de fleurs, des culottes de satin noir, des bas rayés et des souliers à boucles d’acier. Sa chaussure est si propre et luisante, qu’on ne comprend pas comment il a fait pour traverser à pied les chemins marécageux du Siehl sans se crotter. Sa voix asthmatique a un filet aigu et devient par momens glapissante ; toutefois le petit bonhomme affecte un langage et des