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vit l’extase sinistre des corybantes qui se blessaient eux-mêmes avec leurs petites épées, cherchant la volupté dans la douleur de la chair. Les accords de la musique, accords mollement tendres et désespérés en même temps, pénétrèrent dans le cœur du pauvre jeune homme comme autant de brandons enflammés ; — il se crut déjà embrasé du feu infernal, et il courut à toutes jambes vers sa barque, où il se blottit sous les filets. Ses dents claquaient, et il tremblait de tous ses membres, comme si Satan le tenait déjà par une jambe. Peu de temps après, les trois moines vinrent rejoindre la nacelle et poussèrent au large. Quand, arrivés à la rive opposée, ils descendirent à terre, le pêcheur sut se glisser avec tant d’agilité hors de sa cachette, que les moines s’imaginèrent qu’il les avait attendus derrière les saules ; l’un d’eux, de ses doigts glacés, lui mit comme d’habitude une pièce d’argent dans la main, et tous les trois partirent en toute hâte.

Par le soin de son propre salut qu’il croyait compromis, aussi bien que par sa sollicitude pour tous les bons chrétiens qu’il voulait préserver du danger, notre pêcheur se crut obligé de dénoncer cette mystérieuse histoire aux tribunaux ecclésiastiques. Le prieur d’un couvent de franciscains, dans le voisinage, jouissait d’une grande considération comme président d’un de ces tribunaux, et surtout comme savant exorciste. Le pêcheur prit la résolution de se rendre immédiatement auprès de ce digne homme. De grand matin, le soleil le vit en route pour le couvent, et bientôt, les yeux humblement baissés, il se trouva devant sa révérence le prieur, qui, revêtu du froc et le capuchon baissé sur le visage, était assis dans son grand fauteuil de bois sculpté. Le juge ecclésiastique resta dans son attitude méditative pendant que le batelier lui fit le récit de sa terrible histoire ; quand il eut fini, il releva la tête ; par ce brusque mouvement, son capuchon tomba en arrière, et le pêcheur vit avec stupéfaction que sa révérence était l’un des trois moines qui traversaient tous les ans le lac. Il reconnut précisément celui qu’il avait vu la veille, sous la forme d’un démon païen, sur le char de victoire attelé de deux lions ; c’était le même visage pâle, les mêmes traits d’une beauté régulière, les mêmes lèvres tendrement arrondies. Un bienveillant sourire se jouait autour de cette bouche, et bientôt en coulèrent avec l’accent le plus mélodieux ces paroles d’onction : « Très cher fils en Jésus-Christ, nous sommes tout disposé à croire que vous avez passé la nuit dernière en société avec le dieu Bacchus ; votre fantastique vision en est une preuve suffisante. Nous nous garderons bien de dire du mal de ce dieu, bien des fois il nous fait oublier nos soucis, et il réjouit le cœur de l’homme ; mais les dons que la bonté divine accorde aux humains sont différens : beaucoup sont appelés, et peu sont élus. Il y a des hommes qu’une douzaine de bouteilles ne