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décolletée, qui faisait résonner le triangle ; puis les trompettes, joyeux gaillards aux pieds fourchus, d’une figure avenante, mais impudique, sonnant leurs fanfares sur de bizarres cornes de bêtes ou sur des conques marines ; ensuite les joueurs de luth…

Mais, cher lecteur, j’oublie que vous avez fait vos classes et que vous êtes parfaitement instruit ; vous avez donc compris dès les premières lignes qu’il est question ici d’une bacchanale, d’une fête de Dionysos. Sur des bas-reliefs ou dans des gravures d’ouvrages archéologiques, vous avez vu assez souvent le pompeux cortège qui suit ce dieu païen. Versé comme vous l’êtes dans l’antiquité classique, vous ne seriez pas trop effrayé, si à minuit, au milieu de la solitude d’une forêt, la magnifique et fantasque apparition d’une marche triomphale de Bacchus se présentait tout à coup à vos regards, et que vous entendissiez le vacarme de cette cohue de spectres en goguettes. Tout au plus éprouveriez-vous une espèce de saisissement voluptueux, un frisson esthétique, à l’aspect de ces gracieux fantômes sortis de leurs sarcophages séculaires et de dessous les ruines de leurs temples pour célébrer encore une fois les saints mystères du culte des plaisirs ! Oui, c’est une orgie posthume : ces revenans gaillards, encore une fois, veulent fêter par des jeux et des chants la bienheureuse venue du fils de Sémélé, le rédempteur de la joie ; encore une fois ils veulent danser la polka du paganisme, les danses des anciens temps, ces danses riantes qu’on dansait sans jupon hypocrite, sans le contrôle d’un sergent de ville de la vertu publique, et où l’on s’abandonnait à l’ivresse divine, à toute la fougue échevelée, désespérée, frénétique : Evoe Bacche ! Comme je l’ai dit, mon cher lecteur, vous êtes un homme instruit et éclairé qu’une apparition nocturne de ce genre ne saurait épouvanter, pas plus que si c’était une fantasmagorie de l’Académie impériale de musique, évoquée par le génie poétique de M. Eugène Scribe, en collaboration avec le génie musical du célèbre maestro Giacomo Meyerbeer. Mais, hélas ! notre pauvre batelier du Tyrol ne savait pas un mot de mythologie, il n’avait point fait la moindre étude classique ; aussi fut-il saisi d’effroi et de terreur quand il eut aperçu le beau triomphateur sur son char doré avec ses singuliers acolytes : il frémit à la vue des gestes indécens, des bonds dévergondés des bacchantes, des faunes et des satyres, à qui le pied fourchu et les cornes donnaient particulièrement un air diabolique. Toute la blafarde assemblée ne lui parut qu’un congrès de vampires et de démons dont les maléfices tramaient la perte des chrétiens. Sa stupeur s’accrut quand il vit les ménades dans leurs postures impossibles et qui tiennent de la sorcellerie, lorsque, les cheveux épars, elles rejettent la tête en arrière, ne se maintenant en équilibre qu’à l’aide du thyrse. Le pauvre pêcheur fut pris d’un vertige quand il