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du résultat. Mme Vigée-Lebrun raconte dans ses Souvenirs qu’une femme dont elle faisait le portrait travaillant depuis le commencement de la séance à rétrécir sa bouche, par une contraction obstinée des lèvres, l’artiste impatienté finit par proposer à son modèle de supprimer absolument dans la peinture le trait qui était l’objet d’une préoccupation si continue. Les soins excessifs que MM. Scheffer et Blanchard paraissent avoir pris pour réduire les formes de la réalité, ne laissent pas de remettre en mémoire quelque chose du fait rapporté par Mme Lebrun, et l’on est tenté de se demander pourquoi le Christ rémunérateur, au lieu de garder ce reste de vérité matérielle, ne nous est pas donné sous des formes encore plus abstraites, sinon même à l’état pur d’idée.

L’irrésolution d’intentions et de manière qu’il est permis de reprocher à l’estampe de M. Blanchard ne se retrouve pas, tant s’en faut, dans la planche gravée par M. Alphonse François d’après M. Delaroche ; ce serait plutôt d’un excès de hardiesse et d’une sorte d’âpreté dans le faire qu’on pourrait accuser le graveur du Napoléon franchissant le mont Saint-Bernard[1]. Heureux défaut d’ailleurs, et rare dans les travaux de l’école moderne, que cette énergie poussée jusqu’à la rudesse qui donne nettement à une œuvre sa signification et son accent. La manière de M. Delaroche ne se prête pas d’ordinaire, on le sait, à ces interprétations d’un genre un peu exclusif. Une application constante à n’omettre aucune des conditions de l’art, un tact supérieur dans le choix des moyens propres à compléter l’expression de sa pensée, et par dessus tout une fine perception des détails et de l’esprit intime d’un sujet, telles sont les qualités du peintre de Jane Grey et de la Mort du duc de Guise. On peut donc croire, au premier abord, que l’estampe du Napoléon, estampe où dominent ! e goût de la force et l’extrême fermeté de l’exécution, ne reproduit qu’assez inexactement une œuvre de ce talent essentiellement ennemi des formes absolues, et procédant moins habituellement de l’inspiration spontanée que de la réflexion et de l’étude, il n’en est pas ainsi cependant. Tout en laissant à la charge du graveur certaines exagérations, une recherche de la précision qui dégénère parfois en dureté, quiconque a vu le tableau original doit reconnaître que l’estampe en rend bien le sens général, l’aspect résolu et le caractère expressément réaliste. M. Delaroche, lorsqu’il a peint son Napoléon franchissant le mont Saint-Bernard, s’est fort départi de ses coutumes d’annaliste disert et de commentateur des faits historiques. Non-seulement il a craint d’envisager son sujet, comme l’avait conçu David, à un point de vue fastueusement héroïque, mais il a voulu s’interdire même tout développement suggéré par l’imagination, tout détail que n’auraient pas consacré les récits des témoins ou les traditions les plus sûres. Le fait dans sa nudité et sa simplicité presque vulgaire, voilà ce que M. Delaroche, à tort ou à raison, s’est proposé de nous montrer. Or la fermeté de l’exécution et la puissance de l’imitation matérielle n’étaient-elles pas les seuls moyens de racheter ce que cette représentation pouvait avoir en soi de trop contraire aux élémens épiques ? Le conquérant de l’Italie monté sur un paisible mulet, et côte à côte avec un guide à la direction duquel il obéit, la plus grande figure des temps

  1. Chez Goupil et Co, boulevard Montmartre.