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des idées poétiques ; en un mot, il a plus d’opulence que de charme, il décore la forme, mais il ne l’idéalise pas. Or la gravure, qui n’emploie d’autres tons que le blanc et le noir, peut bien, avec ces seules ressources, reproduire l’œuvre d’un coloriste, pourvu que la beauté de cette œuvre résulte de la concentration poétique de l’effet et de la valeur relative des ombres et des lumières ; il est au moins difficile quelle imite exactement un effet qui procède, comme dans les Noces de Cana, de la diversité infinie des couleurs. En outre la scène, telle que Paul Véronèse l’a comprise, est-elle en soi assez intéressante pour qu’une fois transportée sur le cuivre, elle réussisse encore à nous séduire, et notre esprit peut-il être fort touché à la vue de ces convives de toutes sortes, — Turcs, Espagnols ou Vénitiens, — au milieu desquels le Christ, la Vierge et le miracle lui-même tiennent si peu de place ? Ces réserves admises sur les conditions de la lâche acceptée par M. Prévost, il n’y a plus qu’à louer les efforts qu’il a faits pour l’accomplir, et l’habileté technique qu’il a déployée dans ce long et difficile travail. La multiplicité des détails, l’apparence variée des corps à représenter, depuis le poli du marbre et des métaux jusqu’à la souplesse ou à la rigidité d’étoffes de toute espèce, nécessitaient de la part du graveur une connaissance profonde du mécanisme de fait, une patience à toute épreuve et une grande intelligence dans le choix des moyens. On sait qu’en principe tel grain convient aux parties transparentes ou reflétées, que telle série de tailles rendra mieux l’aspect d’une matière inflexible, telle autre celui d’un corps soyeux ; mais ces données générales ne peuvent être converties en règles absolues de pratique. Souvent même il est nécessaire de s’en écarter pour éviter la monotonie, et c’est au goût particulier de l’artiste qu’il appartient de diversifier à propos les modes de travail, de les faire valoir les uns par les autres, de les ménager ou de les compliquer, afin que ces lignes, ces points, ces losanges que le burin substitue au coloris de la peinture, suffisent pour exprimer tour à tour des objets de la nature la plus opposée. C’est ce discernement dans l’emploi des moyens qui recommande surtout la planche de M. Prévost. Le graveur, en variant sans cesse sa méthode d’exécution, n’a point altéré l’unité de l’ensemble par l’étalage du procédé, et il a su en même temps conserver à chacun des détails son sens propre et son caractère essentiel. L’aspect de l’estampe est large et harmonieux. L’architecture, le ciel, et en général les parties lumineuses sont heureusement traitées. En revanche, beaucoup de parties dans la demi-teinte trahissent l’impuissance du burin à rendre ces tons riches, quoique absorbés, à l’aide desquels Paul Véronèse fait ressortir sans sacrifice apparent la magnificence des morceaux vivement éclairés. Ici l’insuffisance des ressources dont la gravure dispose peut être alléguée comme excuse ; certaines négligences de dessin, notamment dans quelques têtes et dans les figures placées aux seconds plans, ne sauraient avoir les mêmes droits à l’indulgence.

Essayer de traduire avec deux tons l’œuvre de peinture où les tons se succèdent avec le plus d’abondance peut-être et dans la plus inimitable progression, c’était, il faut le redire, vouloir lutter contre des obstacles insurmontables. On peut reprocher à M. Prévost de s’être jeté un peu inconsidérément dans une telle entreprise ; mais on doit reconnaître aussi qu’il l’a poursuivie avec une rare habileté et une force de volonté plus rare encore. Dans ce