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qui s’écoulèrent de la paix de Vervins a la mort de Henri IV forment peut-être la plus belle de ces périodes de prospérité, si courtes et si rares, qui apparaissent de loin en loin dans le sombre et sanglant tissu de notre histoire. L’annaliste a peu d’événemens à enregistrer pendant ces années si vides en apparence, elles n’offrent ni guerres ni scènes dramatiques ; mais la popularité de Henri IV, le seul roi que la nation ait aimé, montre assez ce qu’elles ont été. Certes Sully avait bien des défauts. Son orgueil, sa cupidité, son avarice, l’auraient rendu insupportable s’il avait vécu de nos jours ; même pour son temps, il avait des préjugés excessifs : il détestait le commerce et l’industrie, qui commençaient à poindre, et il échoua heureusement dans ses efforts pour empêcher l’introduction de la soie en France ; mais, au milieu de ses erreurs, il avait eu une idée juste : il comprit l’importance de l’agriculture, s’il méconnut celle du commerce, et ses encouragemens suffirent pour provoquer une expansion agricole inouïe pour le temps. Un écrivain contemporain, Olivier de Serres, nous a laissé un livre admirable, témoignage éloquent de l’élan universel : le Théâtre d’agriculture parut en 1600. L’auteur était un noble protestant, seigneur du Pradel en Vivarais, qui avait vécu retiré au milieu de ses champs pendant les convulsions religieuses et politiques. Son écrit, qu’il dédia à Henri IV, est à la fois le meilleur et le plus ancien traité d’agriculture qui existe dans aucune langue moderne. Son nom est une des gloires de la France : les temps qui suivirent l’ont oublié, et, quand il fut ramené au jour, il y a cinquante ans, après une autre paix générale qui avait donné le même essor au travail, ce fut une véritable résurrection ; ainsi nous récompensons nos grands hommes. Toutes les bonnes pratiques agricoles étaient connues du temps d’Olivier, il donne des préceptes qui pourraient encore aujourd’hui suffire à nos cultivateurs ; aussi la production fit-elle de rapides progrès en peu d’années, au grand profit de votre peuple, dit-il lui-même en s’adressant au roi dans sa dédicacé, lequel demeure en sûreté sous son figuier, cultivant sa terre, et comme à l’abri de votre majesté, qui a à ses côtés la justice et la paix.

Le fatal génie qui préside à nos destinées ne permit pas longtemps ce calme fécond : l’assassinat de Henri IV replongea la France dans le chaos ; mais les conséquences de ce rapide moment d’espérance se firent sentir dans tout le cours du siècle, et la grandeur de Richelieu et de Louis XIV a été due en partie aux germes de richesse déposés alors dans le sol. Tous les renseignemens historiques attestent qu’à cette époque nos campagnes étaient habitées par une nombreuse noblesse qui confondait ses intérêts avec ceux des populations rurales ; la funeste séparation qui a tout perdu n’a eu lieu que plus tard.