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dormait là-bas du sommeil du juste, sous la sainte et digne garde de ses chers roitelets.

« J’avais hâte de revenir auprès de toi, dame Vénus, ma mie. On est bien ici, et je ne quitterai plus jamais ta montagne. »


Je ne veux en imposer au public ni en vers ni en prose, et j’avoue franchement que le poème qu’on vient de lire est de mon propre crû, et qu’il n’appartient pas à quelque Minnesinger du moyen âge. Cependant je suis tenté de faire suivre ici le poème primitif dans lequel le vieux poète a traité le même sujet. Ce rapprochement sera très intéressant et très instructif pour le critique qui voudrait voir de quelle manière différente deux poètes de deux époques tout à fait opposées ont traité la même légende, tout en conservant la même facture, le même rhythme et presque le même cadre. L’esprit des deux époques doit distinctement ressortir d’un pareil rapprochement, et ce serait pour ainsi dire de l’anatomie comparée en littérature. En effet, en lisant en même temps ces deux versions, on voit combien chez l’ancien poète prédomine la foi antique, tandis que chez le poète moderne, né au commencement du XIXe siècle, se révèle le scepticisme de son époque ; l’on voit combien ce dernier, qui n’est dompté par aucune autorité, donne un libre essor à sa fantaisie, et n’a en chantant aucun autre but que de bien exprimer dans ses vers des sentimens purement humains. Le vieux poète, au contraire, reste sous le joug de l’autorité cléricale ; il a un but didactique, il veut illustrer un dogme religieux, il prêche la vertu de la charité, et le dernier mot de son poème, c’est de démontrer l’efficacité du repentir pour la rémission de tout péché : le pape lui-même est blâmé pour avoir oublié cette haute vérité chrétienne, et par le bâton desséché qui reverdit entre ses mains il reconnaît, mais trop tard, l’incommensurable profondeur de la miséricorde divine. Voici les paroles du vieux poète :


« Mais à présent je veux commencer ; nous voulons chanter le Tannhäuser et ce qui lui est arrivé de merveilleux avec la dame Vénus.

« Le Tannhäuser était un bon chevalier ; il voulait voir de grandes merveilles ; alors il alla dans la montagne de Vénus, où il y avait de belles femmes.

« — Tannhäuser, mon bon chevalier, je vous aime, vous ne devez pas l’oublier ; vous m’avez juré de ne jamais me quitter.

« — Vénus, ma belle dame, je ne l’ai pas fait, il faut que j’y contredise ; car personne que vous ne le dit, aussi vrai que Dieu me soit en aide.

« -Tannhäuser, mon bon chevalier, qu’est-ce que vous me dites ? Vous devez rester avec nous ; je vous donnerai une de mes compagnes pour votre épouse.

« — Si je prends une autre femme que celle que je porte dans mon cœur, il me faudra brûler éternellement dans le feu de l’enfer.

TOME II. 2