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arrivé lentement, mystérieusement à une sorte de succès, non pas à un de ces succès qui font lire un livre par la foule, mais à ce succès, plus cher aux esprits distingués, qui reste dans un cercle choisi. Comment un ouvrage inconnu prend-il droit de cité dans le monde littéraire ? Qui pourrait le dire ? Qui sait tous les mystères de cette variable fortune qui préside à la vie intellectuelle ? Toujours est-il que les Poèmes antiques ont trouvé subitement cet accueil sympathique réservé à ce qui porte un certain signe de distinction. Les vers de M. Leconte de Lisle le méritent en effet, il y a ce goût et cet amour de l’antiquité qui donnent toujours un charme si rare à la poésie. On sent, dans les poèmes d’Héléne, de Niobé comme un souffle d’André Chénier mêle au souffle plus moderne de M. de Laprade. Les Poèmes antiques, s’il faut le dire, contiennent deux choses assez distinctes : il y a les vers, qui ont de l’élévation, une certaine grâce puissante, et il y a un véritable manifeste poétique. Le manifeste, à notre sens, gâte les vers, en poussant à l’excès le culte de l’antiquité, et en en faisant une théorie absolue et exclusive. Aux yeux de l’auteur, le monde, intellectuel est en pleine décadence depuis que la pensée antique s’est éclipsée. L’inspiration chrétienne est barbare. Dante, Shakspeare, Milton, sont barbares dans leur langue comme dans leurs conceptions. C’est beaucoup de penser ces choses, c’est encore plus de le dire, et il serait certes très périlleux pour l’auteur de s’y attacher. C’est alors qu’il aboutirait véritablement à un archaïsme inutile et infécond. Il est des sentimens, des instincts de l’âme humaine, que l’antiquité a exprimés d’une manière enchanteresse, et que la poésie peut exprimer encore. Dans l’expression de ces sentimens et de ces instincts, le génie antique peut servir de modèle ; mais il y a aussi toute cette vie morale, intime, mystérieuse, pleine de puissance, que l’antiquité n’a point connue, qui est le propre de la civilisation chrétienne, et qui est une des plus profondes sources où puisse s’alimenter la poésie. Que serait autrement la poésie, si elle s’enveloppait à ce point dans sa robe de lin, si elle se retranchait en quelque sorte de son temps ? Le moindre inconvénient d’une tentative de ce genre serait de rester isolée, sans écho, au milieu du mouvement universel, éclatant, varié, de la vie moderne.

La littérature, après tout, n’est point l’expression du passé ; elle est l’expression du présent, et elle y peut trouver, à coup sûr, de faciles élémens de succès. Voyez encore aujourd’hui : tandis que M. Émile Augier livre à la scène une comédie pleine de finesse. M. Jules Janin publie toute une Histoire de la Littérature dramatique. Un des mérites de M. Janin, c’est d’être resté invariablement un homme de lettres, d’avoir toujours adoré ces choses adorables de l’esprit, de l’éloquence et de l’imagination. Nature rare, bien faite pour notre siècle, où il ne faut pas s’amuser à penser longtemps et où le plus prodigue de verve et de style élégant est le plus renommé, M. Janin a vécu ainsi vingt-cinq ans, ne sachant trop où il allait peut-être, mais allant droit devant lui, voyageant à travers tous les pays de, l’imagination et racontant chaque lundi les victoires et les défaites du théâtre, sans oublier ce qui n’était point du théâtre. Voilà pourquoi, en fin de compte, ces pages qu’il recueille aujourd’hui sont de véritables mémoires littéraires. C’est comme le miroir où se réfléchit toute une époque avec ses succès d’une semaine, ses enthousiasmes d’un soir, ses caprices, ses impressions, ses entraînemens et