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l’humanité, à la postérité, à la nature, à l’Être suprême ou à la grande Catherine ; il ne l’emporta définitivement qu’à la révolution, et il y a une relation douloureuse et risible outre les discours, adresses, proclamations des terroristes et le style apprêté de Grimm, par exemple, ou de tout autre des petits importans de la coterie d’Holbach. Le style clair et fin, pauvre, sec et étroit, resta le style purement littéraire, le style de l’esprit.

Enfin voici la dernière transformation de l’esprit dont nous ayons à nous occuper. Après avoir tout envahi, tout desséché, l’esprit se trouve trop à l’étroit dans les formules littéraires qu’avait imposées le grand siècle, il trouve trop lourdes même les nécessités de la poésie légère, et se considère comme opprimé par les règles constitutives des genres où il s’était introduit. Il allait se rétrécissant, comme c’est sa loi ; il devenait une étincelle, et se laissait aller à cette prompte fatigue, qui est aussi son infirmité, il lui fallait un petit cadre, où ne pourraient jamais pénétrer le bon sens, la vérité simple et grande, les nobles et larges émotions du cœur. Il créa alors un genre qui n’avait ni règle ni formule, et qui, n’arrêtant pas sa spontanéité, ne dirigeant pas son développement, n’imposerait jamais la moindre contrainte à ses mauvais penchans. Il créa les Nouvelles à la main, petits contes, petits portraits, petites maximes. Ainsi armé à la légère, l’esprit courut aux seules choses qui eussent conservé vie et considération morales, il quitta les hommes pour attaquer les principes. Il se jeta en furieux au milieu des querelles qui agitaient la fin du siècle : il garda ce caractère que nous lui avons vu depuis la régence, tout en s’imprégnant du génie encyclopédique ou politique, et il engendra Chamfort et Rivarol, il devint amer et haineux, et ne respecta plus rien, ni les vérités les plus apparentes, ni les plus assurés fondemens de la société, ni les lois les plus vénérées dans l’ordre de la politique, de la morale et de la religion. Il faut que l’esprit finisse ainsi ; comme toute chose, il va à l’extrême, et son extrême, qu’il passe de la finesse à l’ironie, de l’ironie à l’épigramme, son extrême, c’est la haine. C’est là que conduisent nécessairement la légèreté, le scepticisme, le mensonge, tous ces mauvais instincts dont il a besoin pour plaire et se développer.

Le malaise de l’intelligence, les irritations, les doutes amenés par les querelles philosophiques, avaient encore avivé cette tendance de l’esprit, et après cette exagération de rire il y avait eu, logiquement du reste, réaction en sens inverse. Pourtant là encore et surtout, l’intelligence conserva cette nature fiévreuse, ce quelque chose de convulsif qui est caractéristique dans ce siècle. L’esprit avait, lui aussi, ses vapeurs : agacé et agaçant, susceptible, insolent et faux, net et piquant, on se le figure maigre, hargneux, et presque épileptique. Il semblait que dans toutes les têtes fiévreuses de ce temps toute nouveauté, toute nouvelle forme de littérature, se présentât avec le caractère d’une épidémie. Peut-être l’esprit possède-t-il cette étrange influence épidémique qu’on a remarquée dans les convulsions corporelles. Au XVIIIe siècle au moins il en était ainsi : l’esprit se gagnait.

L’engouement pour les mémoires judiciaires avait succédé à l’engouement pour les dissertations philosophiques, puis les philosophes avaient essayé de diriger l’intelligence vers la politique. Ils avaient proposé des sujets politiques pour les prix d’académie, l’amour des brochures politiques s’en était suivi ;