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prouver qu’elle vit, et qui se cherche des aïeux pour prouver qu’elle peut vivre ; elle attribue à ces ancêtres tout l’esprit national, et c’est incontestablement une sage méthode que d’enrichir les gens dont on prétend hériter.

Cette sorte d’école annonce donc qu’elle est l’esprit français ; mais n’y a-t-il pas quelque abus d’ambition à accorder exclusivement à soi et aux siens un aussi large titre ? et Rutebeuf, Villon, Rabelais, Molière, La Fontaine, et tant d’autres, n’auraient-ils point droit de disputer quelque place aux œuvres et aux disciples de Boufflers ? L’école dont nous parlons ne s’est pas même posé cette question. C’est dans le XVIIIe siècle que se concentre, selon elle, tout l’esprit français ; c’est là qu’on en trouve les vrais modèles, les fécondes inspirations, et la réhabilitation de ce siècle est le but évident qu’elle s’est proposé. Ces tentatives de glorification littéraire du siècle dernier sont bizarres et inattendues. Jusqu’ici, en effet, on n’y avait guère cherché que la lutte politique et religieuse, pourtant ces essais, par cela même qu’ils ne sortent d’aucune grande idée, et ne s’adressent qu’aux plus mauvais instincts de l’intelligence, ces essais sont peut-être dangereux en ce moment de lassitude que nous traversons : c’est le temps favorable aux imitateurs et à ceux qui conseillent l’imitation. Aussi bien nous croyons qu’on n’a pas encore attribué à la littérature du XVIIIe siècle la véritable place dans notre histoire. Cherchons donc quelle est la position historique de cette littérature, quelle est la valeur de ce côté particulier qu’on en veut réhabiliter. À diverses époques, la société française s’est trompée sur ce qu’elle appelait son esprit, et cela faute d’avoir interrogé ses véritables origines littéraires, bien des écrivains ont essayé de lui prouver, dans leur propre intérêt, que son esprit original n’était autre que le bel esprit et la prétention. Aujourd’hui, ceux qui ne se sentent point le talent nécessaire pour le prouver par leurs œuvres essaient de le prouver par les œuvres d’autrui. De telles méprises sont de nos jours inexcusables, et de tels préjugés ridicules ; mais ils se produisent, ils ont leurs dangers, et doivent être combattus.


I

Il y a au XVIIIe siècle une période littéraire qui finit, une rhétorique autrefois féconde, vieillie maintenant et impuissante, qui s’agite dans une triste agonie avant de mourir d’épuisement. Le système poétique qui avait prévalu à la renaissance est arrivé à sa décrépitude.

Au XVIe siècle, le génie national avait définitivement perdu son libre développement. Après une longue lutte, dont la vie d’un représentant attardé de la poésie trouvère nous a servi à apprécier ici même[1] les diverses péripéties, une rhétorique nouvelle avait remporté la victoire : elle avait remplacé la liberté par l’autorité, l’individualisme par la généralisation, et, comme conséquence nécessaire, le naturel, l’imagination, l’observation, la recherche de la réalité, par la régularité, le fini, la convention, le respect absolu des théories. Elle amenait, on le voit, dans le monde littéraire les mômes doctrines que la royauté introduisait à la même époque dans le monde politique. Elle

  1. Voyez la livraison du 15 septembre 1852.