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l’impression générale qu’un séjour de six semaines m’a laissée. J’ai trouvé ici plus de civilisation, plus d’Europe, que je ne croyais ; mais aussi les inconvéniens des grandes villes d’Europe commencent à se faire sentir. New-York a cinq cent mille âmes ; c’est la population de Paris au commencement de ce siècle, avec un tel nombre d’habitans, comment échapper entièrement au paupérisme ? L’alms-house qui existe, le work-house qu’on bâtit, ne suffiront pas. Les femmes ne peuvent pas aller défricher les terres de l’ouest ; il faut qu’elles vivent dans une ville. De là, sans parler du reste, la misère des couturières de New-York, presque aussi grande que celle des couturières de Londres. Ici cette misère est encore aggravée par l’horreur de la domesticité, Ces pauvres filles aiment mieux mourir de faim que de ne pas s’asseoir à la table de leurs maîtres. On ne trouve guère que des Irlandaises pour servir. Les couturières ne gagnent que 6 ou 8 sous par jour, et à Baltimore quelquefois 3 sous. On a fondé à New-York un établissement appelé maison d’industrie, où elles peuvent gagner 25 sous à la journée ; cet établissement est sous le patronage des dames de New-York, qui vont leur apprendre à coudre, C’est quelque chose de très semblable à ce qui se passe à Londres et à Paris : un signe du mal encore plus qu’un remède.

Le danger est surtout dans cette population flottante que l’immigration amène sans cesse à New-York. Les secours ne manquent pas aux émigrans malades. Un magnifique hôpital, pour lequel chaque passager venant d’Europe donne 1 dollar, est là pour les recevoir. En général, cette population trouve du travail ou s’écoule dans l’ouest ; mais il y a toujours parmi les émigrans des sujets vicieux ou dénués d’énergie ; l’ouvrage même peut manquer[1], et le flot arrive sans cesse. Il est impossible que le malaise de nos grandes villes ne se fasse pas sentir, quoiqu’il un degré bien moindre, dans les grandes villes d’Amérique : à mesure qu’elles participeront plus à la culture de l’Europe, elles sont menacées de lui trop ressembler sous d’autres rapports ; mais ce sont là des inconvéniens locaux et exceptionnels que combat l’esprit de la société américaine, et que les circonstances particulières qui la favorisent atténueront longtemps. Il y a peu à craindre des maux que produisent de l’autre côté de l’Atlantique l’agglomération et le manque de travail dans un pays comme les États-Unis, dont la vingt-sixième partie seulement est défrichée.


J.-J. AMPERE.

  1. J’ai lu dans un journal qu’il y avait l’hiver à New-York cinquante mille personnes sans emploi. Je crois ce chiffre très exagéré.