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comme on proposait dans un troisième journal de déclarer simultanément la guerre à l’Angleterre et à la France ; mais les whigs branlent la tête, et rappellent que la politique de Washington et de ses successeurs a toujours été de rester en dehors des révolutions européennes. On dit aussi que Kossuth s’est querellé avec l’officier du Mississipi, bâtiment envoyé au chef magyare pour le conduire en Amérique. Quelques-uns ajoutent que la trop célèbre Lola-Montès, qui est sur le même vaisseau et qui fera peut-être autant de bruit, soutient que Kossuth est une attrape (humbug) ; mais le grand nombre est dans une sorte d’extase. Une charmante jeune personne me disait hier : « J’ai toujours désiré voir un héros. » Moi-même je prolonge mon séjour à New-York moins encore pour voir Kossuth que pour avoir le spectacle du peuple américain en cette circonstance. Enfin j’apprends que le chef hongrois a débarqué à Staten-Island, et qu’il va faire aujourd’hui son entrée solennelle dans New-York par un temps magnifique.

Dès le matin, Broadway, ordinairement si calme le dimanche, est encombré par une foule immense qui se dirige vers la Batterie, promenade située au bord de la mer, d’où l’on embrasse d’un coup d’œil la rade et les deux îles placées en avant de New-York. On y jouit toujours d’une vue admirable ; mais aujourd’hui la rade, sillonnée en tous sens par des bateaux à vapeur et des barques pavoisées, la promenade, couverte de peuple et de milices dont les uniformes et les armes resplendissent au soleil, forment un cadre éblouissant à la scène que toute la population attend avec impatience, — l’arrivée de Kossuth.

Je trouve une place dans le bâtiment appelé Castle-Garden, sur une galerie extérieure à quelques pas du point où le héros de la fête va débarquer ; un coup de canon annonce son départ de Staten-Island, et le Mississipi vient droit à nous, salué de loin par les vivats et les fanfares. Il approche et touche le rivage ; mais l’imprévoyance américaine se montre encore dans ce moment, dont elle dérange un peu la solennité : la corde avec laquelle on attache le bâtiment à vapeur se trouvait être une vieille corde ; elle se rompt, et le débarquement se fait sans beaucoup d’ordre sur une planche assez mal posée. Kossuth, avec son bonnet hongrois et son manteau noir, a un peu l’air d’un bon pauvre à un enterrement ; enfin il entre dans une immense salle entourée de gradins ; il a ôté son manteau ; sa tête est nue ; il s’appuie sur un grand sabre, et en ce moment je lui trouve l’air noble et un certain calme plein de dignité et de douceur. Il commence à parler avec un accent marqué, mais une prononciation très distincte ; une rumeur confuse l’empêche à plusieurs reprises de poursuivre ; il y renonce et dit qu’il ne peut être entendu et fera imprimer son discours. Est-ce, comme le prétendent ses partisans, que le peuple