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à ces docteurs : Nous vous sommes obligés comme à l’histoire, aux pyramides, aux auteurs : mais maintenant notre jour est venu, nous sommes sortis de l’éternel silence ; maintenant nous voulons vivre, vivre pour nous-mêmes, non pour tenir les cordons d’un catafalque, mais pour fonder et créer notre siècle ; la Grèce, ni Rome, ni les trois unités d’Aristote, ni les trois rois de Cologne, ni le collège de la Sorbonne, ni l’Edinburgh Review, ne nous commanderont plus. Nous sommes arrivés, nous allons à notre tour donner notre interprétation aux faits, et, qui plus est, fournir de nouveaux faits à l’interprétation. Se plaise qui voudra dans la condescendance ; les choses doivent prendre ma mesure, non moi la leur, et je dirai avec ce vaillant roi : Dieu m’a donné cette couronne, et le monde entier ne me l’arrachera pas… Nous supposons que toute pensée est complètement déposée dans les livres, toute imagination dans les poèmes. Affirmation superficielle ! Un homme digne de ce nom pensera plutôt que toute la littérature est encore à écrire. La poésie a chanté à peine son premier chant. La nature nous dit perpétuellement : Le monde est nouveau, inexploré [untried). Ne croyez pas le passé : je vous livre l’univers vierge…- Il n’y a point de maîtres, ou très peu. La religion attend encore un fondement solide dans l’âme de l’homme. Il en est de même de la politique, de la philosophie, des lettres, des arts. Nous n’avons jusqu’ici que des tendances et des indications… Les hommes en sont venus à parler de la révélation comme si Dieu était mort… Marchez seul… Nul aujourd’hui ne marche seul. Les hommes pensent que la société en sait plus que leur âme ; ils ignorent qu’une âme, que leur âme en sait plus que le monde tout entier… Toutes les vertus sont comprises dans la confiance en soi (self-trust). »

N’est-ce pas là dans la philosophie la tendance et l’excès du caractère américain ? L’esprit qui emporte si haut et si loin Emerson est l’esprit qui dirigeait Franklin dans une voie plus humble et plus sûre, quand il prescrivait aussi à l’homme de se tirer d’affaire par lui-même. Là est le fond de la sagesse usuelle du bonhomme Richard comme de la métaphysique excentrique d’Emerson. En même temps qu’il était si Anglais et si Américain par le principe du développement de l’énergie individuelle, Franklin se rapprochait de la franco du XVIIe siècle par un tour familier, vif et enjoué de l’esprit appliqué aux questions sérieuses. Aussi le docteur Franklin fut-il goûté dans la société des philosophes comme aucun autre de ses compatriotes n’aurait pu l’être, car on le trouvait un peu de la famille : c’était un cousin d’Amérique.

Le XVIIIe siècle français, avec ce qu’il avait de plus violemment irréligieux, se fit jour dans le livre de Thomas Payne, Anglais qui tour à tour vécut en Amérique et siégea dans la convention française.